Jacqueline Veuve a rejoint son « petit coin de paradis »

Jacqueline Veuve est décédée le 18 avril 2013 à l’âge de 83 ans. Née à Payerne le 29 janvier 1930, elle a suivi l’école secondaire de Lausanne, fait des études de bibliothécaire à Genève (1952-1953), ce qui la conduit à travailler au musée de l’Homme de Paris, où elle rencontre Jean Rouch et d’autres cinéastes...

Jacqueline Veuve est décédée le 18 avril 2013 à l’âge de 83 ans. Née à Payerne le 29
janvier 1930, elle a suivi l’école secondaire de Lausanne, fait des études de bibliothécaire
à Genève (1952-1953), ce qui la conduit à travailler au musée de l’Homme de
Paris, où elle rencontre Jean Rouch et d’autres cinéastes de l’Ecole ethnologique française.
Elle se forme alors aux techniques de tournage dans le département des films
ethnographiques et sociologiques du CNRS et de l’Unesco. Revenue en Suisse, elle travaille
avec Luc de Heusch comme scripte pour un documentaire sur Magritte, puis elle
réalise ensuite un documentaire pour l’Exposition nationale de 1964. Elle s’associe à
Yves Yersin pour Le Panier à viande (1966), un court-métrage tourné dans le terroir
vaudois, qui lance sa carrière de cinéaste. Dans ses films, elle s’intéresse particulièrement
aux témoignages. Avec Willy Rohbach, elle tourne un long-métrage qui assoit
sa réputation : La Mort du grand-père (le sien). Ce film sera sélectionné au Festival de
Locarno 1978.

Jacqueline Veuve réalise une soixantaine de films, à caractère essentiellement anthropologique
et ethnographique, en Suisse, en France ou aux Etats-Unis. Ils sont présentés
dans de nombreux festivals internationaux et reçoivent des distinctions, comme le
prix du scénario pour L’Evanouie par le Crédit foncier vaudois en 1991, ainsi que le
grand prix de la Fondation vaudoise pour la promotion et la création artistiques
(1991), le prix du cinéma suisse (meilleur documentaire) 1998 pour Journal de Rivesaltes
1941-1942. En 2011, elle reçoit le Prix culturel Leenaards et en 2013, un peu
avant sa mort, le Prix d’honneur du cinéma suisse pour l’ensemble de sa carrière. Il
était temps ! La Suisse a décidément de la peine à reconnaître et à honorer ses
artistes…

Quand on lit sa filmographie, on se rend compte à quel point Jacqueline Veuve était
une femme et une cinéaste engagée, s’intéressant à la politique au sens large comme
aux petites gens, à leur métier, à leur vie. Elle a tourné une série de films sur les
métiers du bois : luthier, boisselier, scieur-sculpteur, charretier, tavillonneur, tourneur,
fabricant d’automates, de jouets, Elle s’est aussi penchée sur le vécu des recrues de
l’armée suisse. L’empathie qu’elle éprouvait pour les personnes est présente dans ses
films ; son regard, par l’entremise de sa caméra, nous guide et nous enrichit.

Pour elle, le documentaire est un art aussi important que le cinéma de fiction. Elle fait
partie d’une pléiade de cinéastes suisses qui ont donné au documentaire ses lettres de
noblesse : Alexander J. Seiler, Carole Roussopoulos, Lucienne Lanaz, Markus Imhoof,
Fernand Melgar, Jean-Stéphane Bron, pour ne citer qu’elles et eux. C’est grâce à ses
documentaires que la production suisse se fait connaître à l’étranger (elle en produit
deux fois plus que de fictions). Citons War Photographer de Christian Frei, 2001,
nominé à un Oscar et distribué dans de nombreux pays ; Elisabeth Kübler-Ross de Stephan
Haupt, 2003 ; Die Frau mit den 5 Elefanten de Vadim Jendreyko, 2009. On se souvient
du film plein d’humour de Jean-Stéphane Bron Mais im Bundeshuus – Le génie
helvétique
, 2003, qui a suivi durant plusieurs sessions les membres de la commission
qui s’occupait des OGM et d’un éventuel moratoire, et de Cleveland contre Wall Street,
2010 : le réalisateur organise en blanc le procès des banksters responsables des subprimes,
qui ont jeté à la rue des milliers de modestes Etasuniens, dont une majorité
de Noir-e-s, ébranlé le système financier mondial, provoqué la crise que connaît le
monde. Citons encore La Barque est pleine (1981) de Markus Imhoof : le Conseil fédéral,
décrétant que la Suisse ne pouvait plus accueillir de demandeurs d’asile (tiens,
tiens), a refoulé plus de 7’000 juifs en 1942. Le même cinéaste a réalisé en 2012 Des
Abeilles et des hommes
sur tout le mal que les humains font aux abeilles, alors qu’ils
ne peuvent pas vivre sans elles et leur capacité de pollinisation. On y voit des Chinois
déposer à la main de la poudre de pollen sur les fleurs des arbres…

Tous ces documentaires nous ouvrent les yeux sur le monde, proche et global. Jacqueline
Veuve nous manque déjà.