Un écran noir

Grèce • Mes parents me parlaient avec amour de l’Antiquité grecque et me montraient des livres comportant de superbes photos noir et blanc des monuments et des statues. J’ai découvert la Grèce physiquement en 1974, avec mon ex-mari, en voyage organisé pendant les vacances de Pâques. Ce fut un coup de foudre. Les hôteliers nous ont presque...

Mes parents me parlaient avec amour de l’Antiquité grecque et me montraient des
livres comportant de superbes photos noir et blanc des monuments et des statues.

J’ai découvert la Grèce physiquement en 1974, avec mon ex-mari, en voyage organisé
pendant les vacances de Pâques. Ce fut un coup de foudre. Les hôteliers nous ont
presque poussés dans un taxi pour aller à l’Acropole. A l’époque, elle ouvrait jusqu’à
minuit les trois soirs de pleine lune. Son marbre était violet, impression inoubliable.
Les colonnes de Corinthe rendaient le ciel plus bleu. J’étais émue de fouler le sol du
stade olympique, de faire la connaissance de l’Aurige de Delphes, sa main droite
tenant encore des rênes, d’imaginer le trou d’où parlait la Pythie, de gravir la colline
aux temples et Trésors, de faire des effets de voix dans le théâtre, de me planter
devant le sphinx des Naxiens…

Grâce à la culture, à l’histoire de l’Antiquité apprise en classe, aux mille reproductions
consultées, dès que je posai le pied sur la terre grecque, je me suis sentie chez moi.
Dans le centre d’Athènes, on pouvait lire des tracts contre la dictature des colonels,
qui s’effondra durant l’été 74, lors de la crise chypriote.

Je visitai le Crête avec un compagnon en 1976 puis retournai en Grèce, seule, en
1980. J’embarquai sur un ferry, au Pirée, pour visiter les Cyclades : Paros, Santorin,
Naxos, Amorgos. En plus des îles, je découvrais la liberté. L’expérience fut si forte que
je retournai chaque année en Grèce, avec l’intention de visiter toutes les îles, en
quête du lieu idéal. Avec les années, j’ai aussi visité le Péloponnèse, la côte Est et la
côte Nord jusqu’à Alexandroupoli, près de la frontière turque. Pour pouvoir parler
avec les gens, j’ai appris le grec, à la Migros, lors de séjours à Santorin, puis à l’Université.
L’été en Grèce était une respiration nécessaire, j’y retrouvais mes racines,
j’écrivais des poèmes, cinq recueils parurent, dont quatre en version bilingue français-grec.*

Mais depuis 2010, je n’arrive plus à y planifier un séjour. La crise qui touche la Grèce
me paralyse. J’adore les Grecs, leur gentillesse, leur xénophilie, leur sens de la
débrouillardise. J’aime croiser des paysans sur leur âne, part de la Grèce antique dans
les détails du quotidien, comme dans le vocabulaire. Mais je suis profondément choquée
par tout ce que la crise a mis en lumière : la formidable falsification, organisée
par les systèmes bancaires qui maintenant l’affame, pour qu’elle puisse entrer dans la
zone euro, l’absence de cadastre, ce qui ne permet pas de lever les impôts fonciers, la
corruption et le clientélisme des quatre à cinq familles qui se transmettent le pouvoir
depuis l’Indépendance en 1822, l’exonération d’impôts pour les armateurs et l’église
orthodoxe, les dizaines de milliards d’euros planqués dans des banques étrangères
par les plus riches, la pléthore de fonctionnaires, des aberrations comme le fait qu’un
député grec gagne deux fois plus qu’un député allemand, le règne de la fausse facture,
de la contrebande, du travail non déclaré, des salariés fantômes, les tricheries
au quotidien des habitant-e-s, qui ont érigé le non-paiement des impôts en sport
national, enfin, la montée du parti d’extrême droite Aube dorée et ses violences.

Devant cette énumération, non exhaustive, on juge ce peuple désespérant. Mais les
conséquences des programmes d’austérité imposés par la troïka (FMI, Banque centrale
européenne, Commission européenne) sont dramatiques. Les salaires et les
retraites ont été amputés de 50 à 70% ; la malnutrition fait des ravages parmi les
enfants de l’école primaire ; la faim fait son apparition, surtout dans les grandes villes
du pays, dont le centre est désormais occupé par des dizaines de milliers des SDF
misérables, affamés et en haillons ; le chômage atteint désormais 20% de la population
et 45% des jeunes (49,5% pour les jeunes femmes) ; les services publics sont
liquidés ou privatisés, les lits d’hôpitaux réduits de 40% ; il n’y a même plus de pansements
ou de médicaments de base comme des aspirines dans les hôpitaux publics ;
il faut payer très cher pour accoucher ; des dizaines des milliers de citoyens grecs handicapés,
infirmes ou souffrant de maladies rares, se voient condamnés à une mort
certaine et à brève échéance après que l’Etat grec leur a coupé les subsides et les
médicaments ; les tentatives de suicide (réussies et pas) s’accroissent à une vitesse
hallucinante, comme les séropositifs et les toxicomanes, abandonnés désormais à
leur sort par les autorités…

Les femmes grecques vivent un véritable calvaire : non seulement elles sont les premières
à être licenciées et sont contraintes d’assumer les tâches des services publics
en travaillant de plus en plus gratuitement à la maison, mais elles sont aussi directement
visées par la réapparition de l’oppression patriarcale, qui sert d’alibi pour le
retour forcé des femmes au foyer.

Bien que les gendarmes de l’austérité économique commencent à se rendre compte
que les mesures drastiques imposées aux pays méditerranéens ne font qu’empirer la
situation, les pressions continuent. La Grèce doit impérativement supprimer 2’500
postes de fonctionnaires. Sans imagination, le gouvernement n’a rien trouvé de
mieux, mardi 11 juin à 23h, que de supprimer les cinq chaînes de la télévision
publique ERT, qui, justement, emploient 2’652 travailleurs. Même la dictature des
colonels n’avait pas osé.

Ainsi, non seulement le peuple grec est laminé depuis trois ans par des mesures
d’austérité inutiles, non seulement on privatise tout ce qui symbolisait son identité,
mais on lui enlève le moyen de se renseigner. L’écran est noir, comme la chape de
plomb en train de recouvrir le peuple qui a transmis la Civilisation à toute l’Europe.


* Le Retour de Perséphone, Quand la terre sera blanche, La complainte d’Ariane, Dans les Sporades, haïkus (Ed. des Sables,
Genève), Le choix de Médée (Ed. Samizdat, Genève).