Une fresque familiale à la Zola en pays ajoulot

LIVRE • A travers le destin de son grand-père, Alexandre Voisard peint une fresque sociale de l'Ajoie au tournant des 19e et 20e siècles.

A travers le destin de son grand-père, Alexandre Voisard peint une fresque sociale de l’Ajoie au tournant des 19e et 20e siècles.

Faut-il présenter Alexandre Voisard ?
Né à Porrentruy en 1930,
il milite activement dans le Rassemblement
jurassien dès 1947. Avec
Jean Cuttat, il devient l’un des
chantres du mouvement autonomiste :
ainsi son fameux recueil de
poésies Liberté à l’Aube. Après la
création du nouveau canton, il remplit
des fonctions officielles. Il est
député socialiste au Parlement jurassien
de 1979 à 1983. Mais surtout, il a
derrière lui une oeuvre très abondante
en poésie et en prose, qui lui a
valu plusieurs prix, dont le prestigieux
Prix Schiller en 1969 et 1993.
Une partie de ses textes est parue
chez Bernard Campiche.

Cet éditeur vient de publier le
dernier opus de Voisard, Oiseau de
hasard
. Le lecteur saisira le pourquoi
de la similitude entre les deux mots.
Les trois vies de Jacques Louis dit
Louis
(sous-titre que porte le récit)
racontent la vie du grand-père paternel
de l’auteur. Un grand-père
occulté de la mémoire familiale,
marqué par l’opprobre de ses
contemporains et de ses descendants.
On sait assez peu de chose sur lui. Et
l’écrivain de reconstituer ce parcours
de vie tout sauf édifiant. Louis Voisard
naît en 1867. Très tôt, il est
porté vers les copains, la fête et surtout
la bouteille. A vingt ans, il
engrosse la jeune Marie. Un terrible
drame familial mettra fin à cette première
partie de sa vie, laquelle se
joue comme une pièce en trois actes.
Louis, qui sera habité jusqu’à sa mort
par un profond sentiment de culpabilité,
quitte alors l’Ajoie, erre
quelque temps en France voisine. En
1889, il s’engage dans la Légion
étrangère. Envoyé en Algérie, il
connaît l’abrutissement de la vie
militaire, la chaleur du bled, les
amours tarifées des moukères.
Comme lui, « la plupart des hommes
qui composent ce régiment ont
débarqué ici moins pour trouver une
vie à leur mesure que pour fuir un
malheur sinon un mauvais coup qui
ne se conte jamais. » Malade, rapatrié
en France, il déserte et retrouve son
pays natal : « Ici, devant ce pays qui
s’étale des flancs de la montagne à ses
pieds, c’est maintenant tout ce qu’il
en a reçu et qui le constitue dès l’origine
qui se met à battre et à griser,
sang et âme, coeur et jarret ». On sent
bien là l’attachement profond de l’auteur
à son Jura. Tout n’est pas mauvais
chez ce grand-père, pour lequel
l’auteur éprouve une certaine tendresse
apitoyée. Il aime soigner les
chevaux et aurait rêvé d’être paysan.
Il est habile de ses mains et aurait pu
rester un bon ouvrier horloger. Il
joue fort bien de la trompette, est
apprécié à la fanfare. Mais son penchant
naturel, ou la culpabilité qui le
ronge, le poussent à boire de plus en
plus, allant de café en bistrot pour y
raconter ses souvenirs embellis et
héroïsés de la Légion. Il devient peu
à peu une épave et mourra en 1916
d’une mort à la fois stupide et horrible.
Avant cela, il aura eu le temps
de faire sept gosses à sa seconde
épouse, qu’il laisse sans le sou…

A travers ce destin individuel
pitoyable, Alexandre Voisard peint un
véritable tableau social assez noir, « à
la Zola », de son Ajoie natale. Il y
règne la misère : « On achète une
miche de pain pour la semaine, à
ménager, c’est quand même deux sous
et demi. Après le déjeuner, on ramasse
les miettes qu’on gardera dans une
vieille boîte à biscuits. » C’est un Jura
sans grandes industries, fortement
agricole, où végètent cependant des
ouvriers horlogers à domicile ou en
petits ateliers, lorsqu’il y a du travail.
Car le chômage y est endémique. Et
surtout l’alcoolisme que tout est bon à
nourrir (bière, vin, eau-de-vie) y fait
des ravages, détruisant des familles,
où la mère chargée d’enfants est
contrainte de faire des ménages pour
leur donner à manger. L’auteur n’est
pas toujours tendre avec ses compatriotes
d’il y a un siècle, volontiers
hâbleurs : ainsi pendant la guerre de
1914-18, où ces francophiles déclarés
font de la stratégie d’estaminet. On
perçoit aussi l’anticléricalisme de l’auteur.
C’est enfin l’évocation d’un Jura
disparu, avec ses charrettes à chevaux,
ses colporteurs ambulants, celle d’une
époque où l’on va comme au spectacle
voir la locomotive qui crache sa
fumée à la gare de Porrentruy.

La langue de Voisard est virile,
musclée, rythmée, sobre et imagée :
« De la tâche, il y en a, de la rude, de
l’ordinaire et de la bonne, du jardin
au cellier et de la forêt au bûcher. On
n’est pas des bras cassés. La framboise
est au bois et la soupe dans l’oseille
du pré. » Ou encore lorsqu’il évoque
« les ribouldingues », les « turlupinades
» et les « bamboches » de son
personnage. Rares sont ceux qui,
comme Alexandre Voisard, ont su
aussi bien dire le Jura, sa terre, ses
habitants.


Alexandre Voisard, Oiseau de hasard. Les
trois vies de Jacques Louis dit Louis
, Bernard
Campiche éd. 2013, 203 p., 32 frs.