Cette ville est-elle encore la nôtre ?

GENÈVE • La multiplication des chantiers privés des commerces de luxe empiète sur l'espace public au mépris des Genevois.

La multiplication des chantiers privés des commerces de luxe empiète sur l’espace public au mépris des Genevois.

Il n’y a pas si longtemps qu’il faisait
bon se promener, à toute heure, au
centre-ville de Genève. De nombreuses
librairies (Georg, Haldas,
Naville, Payot, Prior, Le Rameau d’Or,
Combes) offraient un large éventail
d’ouvrages. Bon nombre de boutiques
se prêtaient au lèche-vitrines et nous
séduisaient parfois à acquérir un objet
du désir, que ce soit une fringue, un
sac, de la belle vaisselle ou du linge de
cuisine. Quatre grands magasins
(ABM, Uniprix-Epa, Les Epis d’Or, le
Grand Passage) rivalisaient de qualité
et de prix, et comme ils vendaient aussi
des articles de première nécessité (produits
laitiers et carnés, boissons, matériel
d’entretien pour la maison) nous
pouvions, ayant affiné notre choix,
nous réapprovisionner au quotidien.

En soirée, le cinéphile se voyait proposer
plusieurs salles entre le Ciné 17,
L’Ecran, l’ABC, Le Hollywood, le Central
et le Broadway. Du matin au soir,
les salons de thé Le Radar, le Mercure,
la Boursière constituaient un havre de
paix pour les gens fatigués, alors que
l’espresso bien serré du Cristallina vous
remontait le moral. Hélas, ce café
populaire à la rue du Rhône a été remplacé
par une bijouterie. A la place de
la Fusterie, site historique de Genève,
les passants ne peuvent plus s’asseoir
sur la terrasse d’un Mövenpick et se
réchauffer aux rayons d’un soleil printanier
ou se rafraîchir par une brise
estivale, ni siroter une boisson ou
prendre une glace en regardant les
mouettes glaner des restes de pâtisserie.
Au lieu de cet établissement bien
fréquenté, une bijouterie-joaillerie sert
maintenant de rares clients au portemonnaie
bien épais. Par ailleurs,
depuis quelques mois, la place sert de
hangar à des engins de chantier tandis
que le bulldozer aux dimensions respectables,
garé à côté du lieu de culte,
apparaît comme une menace permanente
pour le temple baroque datant
de 1714.

Les chantiers du profit

Grues contre mouettes : quantité de
compresseurs, de vibreurs de béton,
d’excavatrices, de chargeurs et d’élévateurs
ont dépouillé la place de la Fusterie
de son charme. Tout près, la rue du
Rhône est une des plus maltraitées de
notre ville : on fouille ses entrailles
pour créer des espaces d’activités souterraines,
on surélève une fois encore
des bâtiments déjà hauts, on démolit
pour reconstruire, densifier, intensifier,
augmenter les surfaces « exploitables »
et le profit. Rien à redire contre les travaux
d’intérêt public commandés par
les Services Industriels (approvisionnement
énergétique) ou les Transports
Publics Genevois (TPG) pour améliorer
la desserte ; les habitants en profiteront.
Il en est autrement des constructions
qui, une fois terminées, hébergeront
des institutions financières qui
brassent l’argent d’une blancheur douteuse,
ou des boutiques de luxe inaccessibles
à la population.

Pendant des mois, la bijouterie Cartier
avait dressé sa tente luxueuse sur le
trottoir le long de l’arrêt des bus et obligeait
les usagers des TPG et les passants
d’emprunter la chaussée. Ceci
alors que la loi précise que « le propriétaire
d’une tente, d’une marquise (…)
faisant saillie sur le domaine public
doit veiller (…) à ce qu’ils ne créent pas
un danger pour la sécurité publique ».
Cartier a certainement demandé et
obtenu une autorisation en bonne et
due forme. Le bonnet d’âne revient aux
services qui la lui ont accordée. Hélas,
l’intérêt public passe au second plan !
Les transformations des temples du
profit rendent aléatoire le déplacement
commode des piétons, alors que des
obstacles sont sans cesse posés sous les
roues des véhicules des transports en
commun. Deux grandes banques,
l’UBS et le Crédit Suisse se concurrencent
quant à la taille de leurs chantiers
et quant aux désagréments provoqués
aux usagers normaux du domaine
public, leurs grues rivalisent avec le Jet
d’eau et la tour de la Cathédrale.

Le domaine public genevois
profite à quelques particuliers

L’utilisation du domaine public et les
conditions de son usage accru sont
définies dans la Loi sur les routes
(Lroutes) de 1967 ainsi que dans la Loi
sur le domaine public (LDPu) de 1961
et ses deux règlements : l’un définit la
notion d’utilisation du domaine public
alors que l’autre fixe le tarif des
« empiétements ». S’ils sont de caractère
permanent, la redevance à verser est
annuelle ; si par contre l’empiétement
est ponctuel, l’émolument est calculé
en fonction des jours du désagrément
causé à la collectivité et du volume de
l’objet qui la provoque (mètre carré,
mètre cube ou mètre litre). La
demande d’autorisation est à adresser
à une autorité communale, dans certains
cas au Département de l’environnement
urbain et de la sécurité
(DEUS), dont dépend le Service de la
sécurité et de l’espace public (SEEP).
La permission est accordée « lorsqu’aucun
intérêt prépondérant ne s’y
oppose ». Il semble cependant qu’à
Genève l’intérêt de quelques compagnies
financières ou actives dans le
commerce du luxe l’emporte sur le
bien-être de ses habitants.

La Cour des comptes, chargée du
contrôle des services de l’administration
cantonale, s’est penchée en 2010
sur le SEEP pour examiner la conformité
de ses activités avec le cadre légal
qui les circonscrit, s’assurer du bon
emploi des crédits, fonds et valeurs
qu’il gère la et de régularité des recettes
et des dépenses inscrites dans les
comptes. Dans un rapport fort circonstancié,
elle signale une série de
dysfonctionnements et constate que le
service néglige la rentrée des recettes.
Elle mentionne notamment ce qui se
passe avec les chantiers : la redevance
est calculée en fonction de la superficie
de la construction sans tenir
compte de la totalité des surfaces réellement
occupées, à savoir l’espace qui
sert à entreposer le matériel ou qui se
révèle indispensable pour l’exercice de
l’activité. En ce qui concerne les
fouilles, la redevance est calculée au
mètre carré faisant abstraction de la
durée, ce qui n’incite pas le maître
d’ouvrage d’accélérer des travaux. La
Cour des comptes demande des modifications
allant dans le sens de ses
observations, une meilleure coordination
des services impliqués, et l’intensification
des contrôles. Elle exprime le
souhait que le conseiller administratif
responsable gère lui-même certains
dossiers et propose que les tarifs,
inchangés depuis au moins vingt ans,
soient revus à la hausse et suggère
même leur adaptation automatique à
l’indice genevois du coût de la vie.


(Photo Carlos Serra)