Petits arrangements avec les territoires des morts et de l’identité

PHOTOGRAPHIE • Dans le travail photographique de Virginie Rebetez, des pierres tombales recouvertes se font étranges sculptures (« Under Cover ») alors que les guérisseurs sud-africains mènent le dialogue entre visible et invisible (« Tokoloshe »).

Série "Under Cover" (détail) par Virginie Rebetez

Dans le travail photographique de Virginie Rebetez, des pierres tombales recouvertes se font étranges sculptures (« Under Cover ») alors que les guérisseurs sud-africains mènent le dialogue entre visible et invisible (« Tokoloshe »).

Rituel

A l’heure de la mise en terre de Nelson Mandela et des dépouilles anonymes de 350’000 victimes fauchées annuellement par le sida en Afrique du Sud, pays le plus touché au monde par la pandémie, il n’est pas vain d’interroger autrement les lieux de rencontre entre vivants et morts. Accompagnée d’un photographe sud-africain servant moins de Virgile que de coach, l’artiste découvre le cimetière le plus étendu de Soweto, Avalon, dont le nom s’inspire du cycle de la légende arthurienne marquant un lieu insulaire identifié à l’au-delà.

Les inscriptions traditionnelles (nom, dates, épitaphe) y sont parfois dissimulées. Under Cover détaille un rituel funéraire se déployant de quelques semaines à une durée indéterminée. Dès la pierre tombale fichée en terre, les proches du mort la recouvrent avec sacs, bâches et tissus. Un état qu’elle conserve jusqu’à la cérémonie du dévoilement. Car ce moment rituel a un coût élevé et des raisons financières expliquent ce temps de latence, où le disparu semble évoluer dans des limbes sans identité assurée.

Figement temporel

Ce figement temporel ne permet pas à la famille de reconnaître pleinement l’état de défunt. «J’ai été d’emblée fascinée par ces statues funéraires. Le noir du fond d’image a été choisi comme une couleur inspirante, aspirante qui suggère le vide approprié de la mort. L’idée de décontextualisation est importante. Les pierres tombales recouvertes d’un tissu souvent accroché par une corde sont placées devant un fond noir qui les mette dans un tout autre contexte. Par ce processus d’appropriation du sujet photographié, les tombes emballées peuvent acquérir un statut et une identité autres», explique la photographe. On est alors proche de la statue d’art remisée dans un espace muséographique, de l’art brut ou de l’installation plasticienne contemporaine.

Vers la mort et au-delà

Autour de l’identité fragmentée et de la clinique du deuil et de la disparition, la photographe dessine de passerelles fusionnant réalité et mémoire, archives et amorces de fictions. «Le geste d’enlever, de découvrir est éminemment symbolique, comme celui de mettre au jour, en lumière avec la dimension d’acception et de résilience qui l’accompagnent. Si l’enterrement célèbre une vie sur terre, le dévoilement, permet, lui, de débuter une autre existence post mortem.» Au fil de son travail antérieur, le spectateur découvre les anonymes faisant appel à Dignitas, qui aide au suicide, (Infangstrasse 12), des personnes précarisées décédées dans la solitude à Amsterdam, dont elle prolonge notamment les actions après leur disparition (Flirting with Charon et The Fair).

On croise également des inconnus décédés et que la police de Los Angeles nomme John ou Jane Doe suite à un crime (Visiting Jane et Casting Jane). Concernant la série photographique Flirting with Charon présentée en 2012 à Bienne dans le cadre de l’exposition collective The Breath On Our Back, la co-responsable de la manifestation, Danaé Panchaud explique: «Cette série joue sur plusieurs types de transgressions. Ainsi la photographe va-t-elle poser dans des appartements de personnes récemment décédées. Elle enfile leurs habits, dort dans leur lit. Partant, elle recrée une sorte de mémoire fictive, qui tient à la fois de l’intrusion et de l’hommage. Puisque ces gens sont décédés dans une solitude absolue, elle leur rend une vie, fabrique des souvenirs.»

Traces

On peut comparer certaines dimensions du travail de Virginie Rebetez avec la démarche de la photographe américaine Taryn Simon. Cette dernière mène une série d’investigations autour de thèmes tels que la police criminelle, la sécurité aéroportuaire, les liens du sang et le secret, en leur associant un large éventail d’aspects identitaires, sociaux, généalogiques, héréditaires, signalétiques.

Dans cette veine, la jeune femme emprunte à une démarche scientifique et des méthodes techniques dans l’étude des traces. Elle fonde son approche sur la notion d’archives et vie défunte à prolonger, qu’elle traite à la fois comme un cadre conceptuel et une métaphore de l’expérience contemporaine. «Devenant portraits anonymes, les détails des éléments utilisés pour le voilement, deviennent comme des indices proposés à la lecture de ces identités cachées, devenues, d’une certaine manière, génériques», écrit la photographe.

Archives refigurées

L’écrivaine Anaïs Nin constate en janvier 1946: «Je découvre sans cesse que le journal (comme genre littéraire) est un effort pour ne pas se perdre, pour me garantir contre l’éphémère, les morts, les déracinements, les dessèchements, les irréalités. Je sens que lorsque j’enferme, je sauvegarde tout. Cela vit ici.» Il y a aussi chez Virginie Rebetez à la fois l’introspection, l’expérience, le prolongement de la disparition ainsi que la création. Elle s’attache ainsi dans certaines réalisations à une forme de récit d’un monde incertain, une réalité comme saisie sous la surface des choses. Une surface dont il faut peut-être se méfier selon un personnage du récit imaginé par René Daumal, Le Mont analogue. L’écrivain et poète français y détaille l’existence d’une montagne «mystérieuse», plus élevée que tous les sommets répertoriés sur Terre.

Une montagne décrite comme «la voie unissant la Terre au Ciel». Elle est invisible, sous l’effet d’une courbure spatiale trompant l’œil. Le récit narre l’expédition mise en place pour rejoindre ce lieu inatteignable possiblement imaginaire. Mais l’auteur précise: «Le haut connaît le bas, le bas ne connaît pas le haut.» C’est un peu de cette destination improbable dont parle le travail de Virginie Rebetez. En d’autres termes, le point de rencontre entre parole imagée, identité défunte, mémoire anonyme, qui ne peuvent vraiment se dire, au mieux être suggérées par une forme d’archive ou de réalité refigurées par la fiction. Chez l’artiste quelque chose arrache l’écriture photographique à nombre d’enregistrements pour la jeter du côté de l’invention, au sens archéologique du terme, c’est-à-dire de la découverte.

Du visible à l’invisible

Interrogeant la persistance et les rémanences mortuaires au sein du vivant des sociétés, les réalisations se situent à la frontière sans cesse déplacée entre l’archive ressuscitée dans un autre contexte que celle qui l’a vu naître et vivre, l’autofiction et une enquête sur la disparition d’anonymes, la perte et l’oubli. La mémoire stocke du visible quand l’oubli accumule de l’invisible. C’est cette contradiction qui n’est qu’apparente que tente d’articuler les séries photographiques signées de la jeune femme. Réalité de l’irréel, présence de l’absence, bruissement d’un roulis tour à tour désespéré et apaisée qui déporte la langue, ici des images, en-deçà d’elle-même. Les réalisations imagées de Virginie Rebetez ont su concilier de manière évanescente ce qui fait la valeur de l’entreprise littéraire d’un Maurice Blanchot (Thomas, l’obscur) avec cette syncope binaire, cette oscillation entre l’affirmation et la négation.

Under Cover arpente les sens polysémiques de l’identité individuelle et des pratiques d’ensevelissement en partant de dualités existentielles, souvent abordées par la philosophie occidentale, telles que les rapports entre la vie et la mort, le corps et l’esprit, le monde physique et le domaine spirituel. Partant d’un troublant mélange de peurs et de fascination pour la disparition à laquelle est voué tout être humain, elle associe des éléments issus du réel à une part de fiction pour suggérer une alternative à la fin inéluctable. Ces nouvelles archives visuelles ne tendent pas à créer une narration, mais donner une existence, ou du moins une certaine consistance à l’invisible. La démarche vise à recréer et figurer autrement l’environnement dans lequel l’homme vit, qu’il se choisit ou subit, dit autant sinon davantage, que le personnage ou sujet lui-même.

Figure étendard avec Nathalie Sarraute du Nouveau roman, Alain Robbe-Grillet a aussi filé ce principe d’identité en creux, dans ses romans objectifs. «Mon travail photographique s’associe moins à la mort, au deuil qu’aux questions d’identités, d’appropriation de réalités aux contours flous et incertains balancé entre plusieurs mondes, dont ceux des vivants et des morts.» On se souvient que Rilke insistait sur le fait que ce n’était pas encore assez d’avoir des souvenirs mais qu’il fallait surtout savoir les oublier! Savoir les porter en terre d’oubli et qu’ils y perdent jusqu’à leur nom, ajoutait-il, afin qu’ils «deviennent en nous sang, regard, geste ».

Sorciers et guérisseurs

Saluée en 2013 par le Prix Focale, la série Tokoloshe détaille une société sud-africaine vivant avec un univers peuplé d’esprits, de sorts et de crimes non élucidés dont les sangomas, sorciers et guérisseurs ayant un rôle social, sont les intermédiaires ambigus. Portrait d’un médecin traditionnel paré d’une coiffe entre l’iroquois et Davy Crokett, bardé d’amulettes contenant des graines, de colliers et bracelets aux couleurs traditionnelles des sangomas, dont le rouge, le blanc et le noir, éclaboussure aux teintes briques, comme une entaille faite à la surface du fleuve dans le sillage du plongeon d’un tzawa ou shaman stagiaire en rite d’initiation parti combattre un impressionnant serpent mythique, le tornado, en eaux peu profondes.

Associés à la transe et au chant, ces spécialistes de cure holistique et symboliques, Virginie Rebetez les a rencontrés en suivant une équipe journalistique du principal quotidien populaire du pays, le Daily Star, relatant dans son édition du 3 novembre, l’histoire d’un sangoma, accusé de collaboré avec des gangsters de sa région et brûlé vif à Khutsong. «Soignant tant le psychique que le physique, ces médecins traditionnels communiquent avec les Ancêtres dans un rôle d’intercesseurs.

Le terme « tokoloshe » réfère à une entité singulièrement redoutable et en partie maléfique. Les sangomas, eux, sont appelés par des rêves ou une maladie qui les désignent comme prédestinés auprès de leurs pairs. Ils suivent ainsi un apprentissage pouvant durer une année afin d’apprendre à réaliser les rituels chantés et dansés ainsi que les médicaments. L’initiation est néanmoins devenue partiellement un business à la mode en région urbaine, ce qui est nettement mois le cas dans le monde rural », souligne la photographe.

Réparer les vies interrompues

La démarche de recoudre le tissu de vies interrompues pour qu’il se réactive autrement dans le réel recomposé, de le prolonger et le mettre en échos peut ramener au travail de Sophie Calle avec ce thème de la disparition de personnes, dont l’existence est avérée par quelques traces et dont l’absence est enregistrée par la photographie, constitue aussi un thème de prédilection chez Virginie Rebetez. Parfois à la manière du photographe français Bruno Serralongue, la jeune femme ne colle à aucun évènement, à contre-courant de ce qui anime souvent les reporters. Elle oppose au mythe de l’ «instant décisif» et de l’immersion au cœur de l’action, un point de vue décalé et sensiblement hors-champ qu’elle peut développer hors de tout souci de diffusion immédiate et retours sur images dans les médias, son séjour sur plusieurs mois à Johannesburg et dans le pays étant soutenu par Pro Helvetia.

Une approche dilatée du sujet qui est moins une mise en crise des bases et pratiques du système de l’information et de son régime documentaire habituel qu’une tentative incertaine d’assembler les fragments épars d’une réalité et peut-être d’un corps défunt mis en pièce et entrant notamment dans la composition d’une potion curative proposée par ce sorciers qui se situent à la lisière poreuse entre l’intéressement mercantile, la perpétuation de traditions soignantes de génération en génération dont certains procédés intéressent jusqu’aux grands groupes pharmaceutiques et l’ensorcellement souvent évoqué à tort et à travers dans le cas de tabassages ou de meurtres. Pour l’artiste, «le réel est l’oublié du visible: il faut que le voyant oublie d’abord le visible», comme le relève l’écrivain et poète français Bernard Noël.

Bertrand Tappolet

Site de l’artiste comprenant de nombreuses photographies et un explicatif de chaque réalisation: www.virginierebetez.com
Exposition Under Cover. Jusqu’au 19 janvier 2014. Photoforum Pasquart, Bienne. Rens.: www.photoforumpasquart.ch. Tokoloshe. Jusqu’au 22 décembre. Galerie Focale, Nyon. Rens.: www.focale.ch