Erri De Luca : aller simple vers la résistance

LITTÉRATURE • Ancien ouvrier et militant révolutionnaire à Lotta Continua, le Napolitain Erri De Luca est l’un des écrivains italiens les plus lus de par le monde. Il est aujourd’hui menacé d’emprisonnement.

Ancien ouvrier et militant révolutionnaire à Lotta Continua, le Napolitain Erri De Luca est l’un des écrivains italiens les plus lus de par le monde. Il est aujourd’hui menacé d’emprisonnement.

Luttant pour la liberté d’expression pour tous, l’écrivain Erri De Luca est un ancien ouvrier chez Fiat. Parle passé, il fut notamment manœuvre, maçon, conducteur de camions dans des convois humanitaires en Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995. L’homme est un alpiniste émérite et sans doute le plus grand écrivain des périples en montagnes depuis Roger Frison-Roche. Il risque désormais la prison pour son soutien aux opposants à la ligne à grande vitesse Lyon-Turin qui a transformé le Val de Suse en zone militarisée, des forces armées occupant le périmètre du chantier depuis 2008. Ce projet implique le percement d’un tunnel au cœur d’un massif montagneux infiltré d’amiante et de pechblende, un matériau radioactif. Doté d’un budget pharaonique de 26 milliards d’euros, l’ouvrage en cours suscite déjà des retombées environnementales et pour la santé publique d’une gravité certaine. Le devoir de désobéissance civile est ce que met en avant cet écrivain de la résistance aux pouvoirs constitués versant dans l’arbitraire et l’autoritarisme, faisant fi de la protection des populations.
Erri De Luca

Erri De Luca est accusé par la justice italienne d’ « instigation à la violence et à la délinquance ». L’écrivain a appelé à des actes de « sabotage » contre ce projet qu’il juge « inutile et nocif ». Au quotidien Libération, il déclare le 5 juin 2014 : « La protestation pacifique du Val de Suse depuis des décennies est déjà un sabotage politique de ce projet. La magistrature de Turin choisit de ne retenir qu’une signification pour le mot sabotage : la détérioration matérielle. Or, ce mot a une signification plus large, plus politique. Par exemple, on peut dire que la grève des ouvriers dans une usine sabote la production. De même, quand une opposition parlementaire se manifeste pour bloquer un projet de loi, on peut dire qu’elle le sabote. Saboter a aussi le sens de ‘faire obstruction’. Mais, c’est aussi refuser d’obéir à un ordre. » Convoqué devant un tribunal de Turin le 5 juin dernier, Erri De Luca ne s’est pas présenté. Il sera jugé le 28 janvier 2015.

Face à l’histoire et au réel

« Chez De Luca, on écrit pour des êtres, pour des lieux, aussi pour des choses. On écrit pour la montagne et les arbres, pour ses amis mais aussi pour des morts », annonce le professeur de littérature française à l’UNIGE, Martin Rueff au sujet d’un auteur qui publiera en janvier prochain son livre, La Parole contraire. L’homme parle lors de l’invitation de l’auteur italien par la Maison de Rousseau et de la littérature à Genève, vendredi 11 octobre dernier dans le cadre du Festival littéraire Ecrire Pour Contre Avec. L’écrivain est-il de ces êtres qui résistent comme on respire : spontanément, par pur réflexe, et parce que la vie, selon le mot de Bichat, « est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » ? Il est vrai qu’on n’a parfois pas le choix, qu’en certains cas on se bat, en effet, dos au mur. « Toute son œuvre porte la trace de cette lutte, de cette polemos (guerre), de cet antagonisme », explique M. Rueff. Il ajoute : « La solitude d’Erri De Luca est peuplée de visages et de corps, souvenirs, livres et vers. » Dans sa nouvelle Visite à un arbre, l’auteur napolitain suggère que « la solitude est un blanc d’œuf, la meilleure partie. Pour l’écriture, c’est une protéine. »

Aussi traducteur, scénariste, et acteur, Erri De Luca affirme lors de cette rencontre publique : « Je ne me reconnais pas dans la définition d »écrivain engagé‘. Je suis une personne qui pendant sa vie a pris des engagements qui étaient si évidents et forts que je ne pouvais les contourner. Il me fallait suivre l’ordre du jour imposé par le temps historique. Comme citoyen, j’ai été amené à prendre des engagements car la force des événements était inexorable. » Il relève : « Je suis amoureux du récit de Cervantès, Don Quichotte, car je sais être le cheval de ce personnage. Cette monture a été souvent chevauchée par certaines bonnes causes l’amenant à se lancer contre des ennemis d’abord imaginaires puis obstacles sur son chemin. A plusieurs reprises cheval et cavalier chutent. Mais Quichotte est invincible selon le vers de Nâzım Hikmet, ‘Quichotte était le chevalier invincible des assoiffés.’ Cette définition semble être l’exact contraire de Quichotte qui n’a jamais gagné une bataille. Or, ‘invincible‘ est bien sa définition exacte. Les invincibles sont ceux qui continuellement battus, ne cessent pas de se lever pour lutter à nouveau. Mais le cheval de Quichotte est toujours défait sans être jamais invincible. » L’écrivain transalpin fait ici référence à l’une des plus grandes figures de la littérature turque du 20e siècle, Nâzım Hikmet (1901-1963), un poète longtemps exilé pour avoir été membre du Parti communiste turc, et condamné pour « marxisme ».
Erri De Luca et le Professeur Martin Rueff. Photo : Samuel Rubio/MRL

Longtemps ouvrier, De Luca s’est ainsi engagé dans la lutte politique et sociale dans les années 60 aux côtés de l’extrême gauche italienne. Il a ainsi participé à la plus grande grève de Fiat sur la péninsule à la fin des années 70. Son œuvre visite des thèmes variés dont la manifestation qui est une manière de « prendre la liberté d’être contre tous les pouvoirs constitués » (Vent de face). A Genève, il souligne que la manifestation est « une possibilité d’appartenir à une volonté commune, donc d’appartenir à une communauté. Du mot communisme, ce qui me plait le plus c’est le préfixe ‘com’ qui est le ‘cum’ latin signifiant ‘avec’. J’ai appartenu à une communauté révolutionnaire pendant les années 70 en Italie, à une génération d’insurgés. J’ai connu la volonté politique, publique commune d’une génération. Révolutionnaire, je ne mes suis pas engagé dans les luttes clandestines. Me cacher pour commettre des attentas est contre ma raison d’être et mon engagement public comme militant révolutionnaire. J’y ai perdu ma capacité à appartenir, ne pouvant désormais m’inscrire même à un club alpin. »

Erri De Luca a participé en 1969 au mouvement d’extrême gauche Lotta Continua, dont il devient l’un des leaders, responsable de son service d’ordre, jusqu’à sa dissolution à l’été 1977. N’imaginant pas de s’impliquer dans la clandestinité et dans la lutte armée comme certains de ses camarades, le jeune homme est engagé en 1978 chez Fiat. Participant à nombre de luttes ouvrières, il y reste deux ans jusqu’à l’échec des mouvements sociaux à l’automne 1980 et les licenciements massifs décidés par la direction turinoise. Il poursuivra alors jusqu’en 1995 une vie d’ouvrier itinérant.

De la montagne à la guerre

L’auteur arpente avec un inégal bonheur le langage, l’Italie, l’amour, la solitude, le rire et la montagne. Dans le sillage de Nives Meroi, la plus grande alpiniste italienne à ce jour, première femme à avoir gravi 10 sommets de plus de 8000 mètres, il participe à plusieurs expéditions himalayennes. Son roman, Sur la trace de Nives s’ouvre ainsi : « Notre monde repose sur les épaules de l’autre. Sur des enfants au travail, sur des plantations et des matières premières payées bon marché : des épaules d’inconnus portent notre poids, obèse de disproportion de richesses. Je l’ai vu… Ils portent notre poids pour le prix moyen de trois cent roupies népalaises par jour, moins de quatre euros. » Plusieurs nouvelles du recueil Le Contraire de un se déroulent en haute montagne. On chemine de randonnées en escalades notamment avec une jeune femme qui veut mourir en trouvant son assassin. Autant de rencontres suspendues entre la vie et la mort, récits de sauvetages et affrontement au couteau en lisère d’abîme pour un simple juron émis faiblement suivant une bousculade.

Il y aussi le conflit militarisé qui a été, pour lui, la bande son du siècle passé et de l’actuel. A la Maison de Rousseau et de la Littérature, Erri De Luca rappelle que « le 20e siècle a inventé la guerre moderne qui fait davantage de victimes parmi les civils que les soldats. Cela vient aussi du fait que l’on peu bombarder des villes où la majorité de la vie civile est concentrée. C’est ainsi forcer les Cités à être en première ligne tels des combattants. Un Général allemand Erich Ludendorff a théorisé cette notion de guerre totale en posant que les civils doivent être considérés comme des soldats. L’Allemagne a été la première nation à bombarder des villes. » Est-ce alors un hasard si cet officier prussien, Général en Chef des armées allemandes pendant la Première Guerre mondiale, de 1916 à 1918 a activement soutenu les nationaux-socialistes à leur début en 1920 avant de s’opposer à Hitler ? Pour son poème, Sermon, l’écrivain avance : « Vis en déserteur d’une guerre, proclame les vaincus non pas les vainqueurs, trinque à l’insurrection des cibles. »
Luca et le Professeur Martin Rueff. Photo : Samuel Rubio/MRL

Écrire pour tenir compagnie

La traduction française de Montedidio, récit dans lequel il narre son enfance napolitaine, lui a valu le Prix Femina étranger en 2002. Il compte à son actif de nombreux romans, poèmes et pièces de théâtre. En 2005, il publie Solo Andata (Aller simple, 2012), un ouvrage de poèmes qui prend rendez-vous avec les destinées dramatiques d’immigrants clandestins venus d’Afrique et du Maghreb. Il y décrit la violence des passeurs dont on se libère par une autre violence, puis l’errance sur une embarcation sans pilote. Ce qui se déroule alors, l’auteur l’expose en voix multiples, le poète devient la voix de toutes les voix, une voix rythmée par un chœur tragique. « Du bagage des marins nous gagnons une toile, de la nourriture, nous partageons l’ancien dit que c’est un communisme. » Arrivés en Italie, les migrants sont parqués dans des camps. « Surveillés par des gardes, nous sommes coupables de voyage, il y a plus d’espace que sur le bateau, des rations d’eau et pas de faim… Ce n’est pas du communisme, c’est un enclos et nous sommes du bétail… Ils ne veulent pas de nous et basta. »

Quelle part d’enfance se tient derrière le geste de l’artiste ? L’Enfantin chez De Luca n’a rien de nostalgique. Dans Les Poissons ne ferment pas les yeux (2013), récit d’initiations sentimentales et morales conduit en surface de peau, l’Enfantin permet de susciter une écriture restituant la sensorialité, et parfois la douleur des premières fois, tout en rebrassant les cartes de l’engagement, de la langue et de la justice, Puisque l’homme y écrit ce que son oreille n’a cessé littéralement de voir, comme dirait Jean Genet : « Venant de la ville, les cris, les misères, les cruautés se lancèrent tous ensemble à l’assaut de mes oreilles. »

Son dernier roman en date, Le Tort du soldat suit des destinées croisées sous forme d’interrogations sur la mémoire et l’histoire. Soit, un possible double imaginaire de l’écrivain et ancien témoin de l’insurrection du ghetto de Varsovie se passionnant pour le yiddish. Et un ancien criminel de guerre nazi fasciné par la kabbale accompagné de sa fille devenue modèle dans une Académie de dessins. A Genève, Erri De Luca, auteur à l’écriture ciselée n’a jamais oublié que la catégorie du « sublime » en peinture notamment est liée à la terreur et à la ruine. Il confie encore : « Écrire, c’est se mettre à raconter une histoire en espérant raconter une histoire en espérant que quelqu’un’ l’écoute. Écrire, c’est offrir la possibilité à quelqu’un de se tenir compagnie. Comme lecteur, je prends l’histoire des autres pour qu’elle me tienne compagnie. Ce récit se combine, se mêle avec ma vie, ce qui me permet d’employer au mieux le temps de la lecture qui n’est jamais excessif, mais toujours meilleurs. Ainsi lors d’un déplacement en train pour un travail, je sauve ce temps perdu par une lecture rédemptrice. »

Bertrand Tappolet