La guerre en playstation

Drones • Alors que la suisse s'apprête à acheter six avions sans pilote à la firme israélienne Elbit, éclairage sur cette nouvelle arme des plus inhumaines avec Mary Dobbing, spécialiste de la question au sein de l'ONG britannique Drone Wars.

En constante évolution, la technologie des drones est utilisée de façon croissante, y compris par les polices locales suisses, comme on l’apprenait récemment par les médias. La plupart du temps destinés à des fins civiles, les engins sont également, progressivement, devenus des acteurs importants des conflits armés modernes: «L’utilisation des drones dans le cadre d’opérations militaires et antiterroristes a augmenté de façon significative durant les 15 dernières années», affirmait ainsi Flavia Pansieri, Haut-Commissaire adjointe des Nations Unies aux droits de l’homme, dans le cadre d’un panel que le Conseil des droits de l’homme consacrait à la question en septembre dernier.

«Si la majorité des drones est utilisée pour la surveillance, l’identification de cibles, le repérage de comportements suspects et la collecte de renseignements, les drones capables d’une attaque armée sont le dernier “must“ dans les conflits actuels», précise Mary Dobbing de l’ONG Drone Wars UK récemment de passage en Suisse. Certains modèles peuvent en effet être équipés de missiles, comme le Hermes 900, dont la Suisse s’apprête à acquérir six exemplaires. A ce jour, seuls trois pays (le Royaume-Uni, les Etats-Unis et Israël) sont cependant connus pour leur recours aux drones comme armes létales. La Britannique s’est penchée sur les questions éthiques et juridiques posées par l’utilisation d’une technologie qui «modifie les principes du droit international et de la guerre».

Tuer à distance, n’importe où dans le monde
«A notre connaissance, le premier tir de missile en provenance d’un drone est l’œuvre des Etats-Unis en Afghanistan en 2001.» En 2004 et en 2008, Israël et le Royaume-Uni auraient également commencé à utiliser les drones de cette façon. «Il s’agit d’une pratique très récente, mais qui est depuis en augmentation», affirme Mary Dobbing. Selon la spécialiste, les drones présentent beaucoup d’«avantages» dans le cadre des conflits modernes: ils peuvent demeurer en vol de nombreuses heures alors que le personnel au sol pratique une rotation, permettent d’atteindre pratiquement tous les endroits dans le monde et coûtent moins cher que des avions de chasse.

Leur principal avantage se situe cependant, sans doute, au niveau politique, puisqu’ils permettent de mener des offensives sans danger pour les pilotes et sans troupes au sol, donc de limiter les pertes humaines. «La guerre est rendue plus acceptable pour la population des pays concernés, car les attaques se font sans risques!», résume Mary Dobbing. «A l’aide d’un drone, il est possible de tuer une cible qui se trouve à des kilomètres de distance, via des liens satellites et des bases militaires situées hors de la zone de conflit», poursuit la spécialiste, qui dénonce les dangers d’une «mentalité Playstation», où les cibles déshumanisées deviennent des points qui bougent sur un écran vidéo et où la distance psychologique induite facilite l’acte de tuer. La chercheuse attire en outre l’attention sur les risques de dérives: «Nous devons nous préoccuper de l’utilisation croissante d’une technologie que permet tout simplement de tuer n’importe qui, n’importe où dans le monde! Cela pose énormément de questions!», s’exclame-t-elle.

Selon le rapport établi par la chercheuse, Israël aurait par exemple mené en 2009 une attaque par drone au Soudan contre un convoi supposé transporter des armes à destination de Gaza. Interrogé sur cet incident, le premier ministre israélien Ehud Olmert aurait alors répondu: «Nous opérons partout où nous pouvons frapper l’infrastructure terroriste. Dans des endroits proches, dans d’autres plus lointains, partout où nous pouvons les frapper et provoquer un effet dissuasif. Ils doivent savoir qu’il n’y a aucun endroit où Israël ne peut opérer, un tel endroit n’existe pas!»

La lutte antiterroriste est-elle assimilable à un conflit armé?
En l’absence de règles claires quant à l’utilisation de cette arme nouvelle, et alors que plusieurs ONG tiraient la sonnette d’alarme, notamment relativement aux frappes par drone effectuées par les Etats-Unis au Pakistan, deux rapporteurs spéciaux des Nations Unies se sont penchés sur la question de la légalité de l’utilisation des drones à des fins létales, en particulier lorsque celles-ci sont effectuées en dehors d’une zone de conflit.

Dans des rapports présentés en octobre 2013 et février 2014, Ben Emmerson, rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, et Christof Heyns, rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, concluent que l’utilisation de drones armés n’est pas en soit illégale au regard du droit international humanitaire. Selon ces derniers, la question porterait plutôt sur la définition d’un conflit armé et ses limites géographiques: si la lutte antiterroriste est considérée comme un conflit armé, le droit international humanitaire s’applique et l’utilisation de drones dans le but d’infliger la mort est possible dans les limites imposées par ce droit. Si en revanche la lutte antiterroriste n’est pas considérée comme un conflit armé, le droit international des droits de l’homme doit s’appliquer. Pour que l’utilisation de la force létale à l’égard d’un individu soit justifiée, il faut alors que celle-ci soit «immédiatement nécessaire pour sauver une vie humaine», que la personne visée représente «une menace imminente pour la vie» et qu’il ne soit pas possible de l’arrêter d’une autre façon.

«Il est évident que l’utilisation de la force létale en dehors de conflits est tout simplement illégale. Comment une personne située à des kilomètres de distance pourrait représenter une menace imminente pour un pays?», s’insurge Mary Dobbing. «A notre connaissance, les Etats-Unis et dans une moindre mesure Israël ont utilisé des drones en dehors de zones de conflit, notamment au Pakistan, au Yemen ou en Somalie», rappelle la spécialiste, pour qui le recours à des drones armés devrait être remis en question même au sein de conflits armés.

« Les trois pays connus pour utiliser des drones armés demeurent très secrets sur le sujet »

L’utilisation de drones pose en effet également des problèmes en termes de transparence et de responsabilisation des Etats, explique la chercheuse. «Pour rendre un pays responsable des assassinats qu’il a provoqués, il faut pouvoir prouver que des civils ont été tués par des drones, ce qui est très difficile. Les trois pays connus pour utiliser des drones armés demeurent en outre très secrets sur le sujet. Israël, n’a même jamais reconnu les utiliser», explique-t-elle. En vertu du droit international, ces pays sont contraints de documenter les conséquences de leur utilisation d’armes létales, mais, en pratique, les zones d’ombre demeurent. «A ce jour, les Etats-Unis et le Royaume-Uni ne reconnaissent officiellement que quelques dizaines de victimes civiles des drones, considérées comme des “accidents“. Il a pourtant été démontré qu’elles se comptent par centaines au Pakistan. Les drones sont vendus comme des armes très efficaces et “humaines“ de par leur précision et les frappes “chirurgicales“ qu’elles permettent. Elles sont effectivement plus précises que les armes plus anciennes, mais présentent malgré tout un risque de victimes collatérales», explique la chercheuse.

En mars 2014, le Conseil des droits de l’homme adoptait une résolution appelant à la responsabilisation des Etats et invitant ces derniers à «assurer la transparence dans leurs rapports sur l’utilisation de drones armés» et à «mener des enquêtes promptes, indépendantes et impartiales en cas d’indices d’une violation au droit international causée par leur utilisation». Parmi les voix opposées à cette résolution, les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

Un big business
D’où viennent les drones et qui les développe? «Si on gratte sous la surface de n’importe quel drone, on va y trouver la technologie israélienne», explique Mary Dobbing. Ce pays qui exporte chaque année pour 67 milliards de dollars d’armes est en effet à la pointe de la technologie en la matière et premier exportateur mondial de l’engin. Selon la recherche menée par l’ONG Drone Wars, 41% des drones produits dans le monde entre 2001 et 2011 proviennent d’Israël et l’on retrouverait des avions sans pilote israéliens dans 51 pays. Une industrie florissante qui représente une importante ressource financière pour le pays et produit une quantité non négligeable d’emplois. Si les autorités israéliennes demeurent particulièrement secrètes relativement à l’utilisation qu’elles font de drones armés, les firmes qui l’exportent n’hésitent pas, elles, à mettre en avant comme argument de vente le fait que les aéronefs vendus ont «fait leurs preuves au combat». «C’est très dérangeant!», estime Mary Dobbing, qui rappelle que «les territoires palestiniens et en particulier Gaza représentent un laboratoire pour le test des armes exportées par Israël». «C’est d’ailleurs a Gaza que pour la première fois, un conflit armé a été mené sans aucune troupe au sol», ajoute-t-elle.


Des drones à la «morsure mortelle» pour la Suisse

Sur son site internet, la société israélienne Elbit vante les qualités du drone Hermes 900, que la Suisse s’apprête à acquérir. «Sens aiguisés et morsure mortelle» sont les termes utilisés pour décrire l’engin. La Suisse a-t-elle véritablement besoin d’une telle technologie? Quelle utilisation en sera faite et qui va la contrôler? Des questions que le citoyen semble en droit de se poser. Depuis plusieurs mois, une pétition a du reste été lancée contre l’achat de ces drones par la Confédération. Celle-ci demande aux autorités suisses de ne pas acheter de drones, mais aussi de suspendre tous les accords commerciaux avec Israël jusqu’à ce que le droit international soit respecté. La pétition, qui compte jusqu’à présent 24’000 signatures, sera déposée au Parlement fédéral le 26 février prochain.

La pétition peut être signée sur www.chn.ge/121J5kU ou téléchargée depuis www.bds-info.ch