« Nous n’osons plus être humains »

VAUD • Des prestations minutées et limitées au strict nécessaire pour des patients à considérer désormais comme des « clients »… Les employés du secteur des soins à domicile protestent contre leurs conditions de travail. Leur première revendication : reconquérir du temps relationnel avec leurs patients.

Des prestations minutées et limitées au strict nécessaire pour des patients à considérer désormais
comme des « clients »… Les employés du secteur des soins à domicile protestent contre leurs conditions de
travail. Leur première revendication : reconquérir du temps relationnel avec leurs patients.

Aider un patient à se lever le
matin : 12 minutes ; livrer un
repas : 6 minutes ; changer le lit :
10 minutes ; contrôler le poids de la
personne : 5 minutes… Ce sont les
plages de temps prévues pour réaliser
quelques-unes des multiples tâches
qui caractérisent le travail des
employés des CMS (centres médicosociaux)
vaudois. « Il y a un stress
énorme » ; « nous sommes contraints
de regarder sans cesse notre montre,
les bénéficiaires sont mal à l’aise car
ils savent que nous avons peu de
temps à leur consacrer » ; « nous risquons
de passer à côté de choses
importantes », témoignent des
employées qui prodiguent des soins à
domicile le plus souvent à des personnes
âgées et dont l’activité est en
augmentation avec le vieillissement
de la population. Créé en 2012, le
Groupe de base de la Fondation
Soins Lausanne s’insurge depuis plusieurs
mois de cette situation, avec le
soutien des syndicats SAIP et SUD.
En cause, la mise en place dans le
canton de Vaud d’IRIS, un système
informatique et de gestion des prestations
qui s’accompagne, selon les
employés, d’un contrôle plus étroit
du temps consacré à chaque prestation
de soin. Au 1er novembre, 35
des 53 CMS qui desservent le canton
avaient intégré le système et celui-ci
devrait être étendu à l’ensemble
d’entre eux d’ici la mi-2015. Parmi les
nouveautés, l’introduction du RAI
(« Resident Assesment Instrument »),
déjà utilisé ailleurs en Suisse. Elaboré
au niveau international, cet outil propose
une « méthode d’évaluation uniforme
» des besoins des patients qui
doit permettre d’établir un « plan
d’intervention » à leur attention et de
déterminer les prestations correspondantes,
chacune d’entre elles étant
répertoriée dans un catalogue avec
un temps d’intervention défini.
« Cette méthode répond aux critères
légaux (LAMal) d’évaluation des
besoins (évaluer les besoins selon des
critères uniformes, calcul du temps
d’intervention prévisible), ainsi
qu’aux conditions posées par l’Association
suisse des services d’aide et de
soins à domicile (quantification prospective
des prestations à fournir) »,
apprend-on dans un document
informatif à l’attention des professionnels
concernés. « Une fois la
démarche RAI accomplie, le service
dispose d’un dossier lui permettant
aussi bien d’organiser l’intervention
que de la justifier vis-à-vis des
payeurs (le client, sa famille, les
caisses maladie, les collectivités
publiques). » Si tout le monde s’accorde
sur les avantages à ce que les
personnes âgées puissent demeurer
chez elles, ce qui correspond souvent
à leur désir et revient moins cher
qu’un placement en institution, la
pression pour contrôler les coûts est
en pourtant forte et les assureurs ne
prennent pas en charge certaines
prestations comme l’aide au ménage
et à la vie quotidienne, la préparation
d’un repas ou, tout simplement, le
temps relationnel, fondamental dans
le travail social.

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(Dessin Stéphane Montavon)

« Cela frise la maltraitance »

« 75% des collaborateurs interrogées
dans le cadre d’une enquête estiment
gagner du temps dans la prise en
charge des clients », affirme un communiqué
de l’Association vaudoise
d’aide et de soins à domicile (AVASAD),
chargée de mettre en oeuvre
sur l’ensemble du territoire vaudois la
politique d’aide et de soins à domicile.
Autre son de cloche cependant
du côté du Groupe de base, pour qui
cette nouvelle méthode sonnerait le
glas d’un système de soin plaçant la
personne au centre et rimerait avant
tout avec une dénaturation de la relation
au patient et une pression supplémentaire
pour les professionnels :
« Chaque prestation fournie, ainsi que
le temps qu’elle a nécessité, doit être
introduite dans un smartphone. Si le
temps imparti est dépassé, même de
deux minutes, l’employé doit le justifier.
Parfois, le temps accordé au
patient est réévalué, mais il arrive aussi que la pression soit mise sur les
professionnels pour qu’ils effectuent
leur travail plus rapidement »,
explique une travailleuse du secteur.
« Nous n’osons plus être humains »,
ajoute-t-elle, en expliquant que sa
cheffe lui aurait interdit de parler
trop longtemps au téléphone avec des
patients. « Pourtant, lorsqu’ils nous
appellent, ils sont souvent inquiets,
angoissés, ont parfois perdu leur
conjoint, vont être placés… Si on
n’obéit pas, on nous remet à l’ordre
au cours d’entretiens. Nous sommes
en tiraillement permanent entre
notre conception du travail, qui privilégie
le contact et une importante
dimension humaine, et ce qu’on
exige de nous, soit considérer les personnes
comme des clients et minuter
les soins. » Une pression qui selon le
Groupe de base produirait des dégâts
considérables sur la santé des professionnels :
maladies, burnouts, souffrances
intenses au travail.
Dans certaines régions, en particulier
périphériques, « le travail des
CMS remplace en quelque sorte la
famille partie vivre ailleurs », explique
encore le Groupe de base dans un
document fourni à la presse. « Non
seulement les auxiliaires et infirmières
exécutaient les soins prévus,
mais prenaient encore le temps d’effectuer
des petits services tels que
descendre la poubelle, aller chercher
du pain, changer une ampoule, etc.
Aujourd’hui, cette conception des
soins à domicile a disparu », poursuit
le document. Et de donner l’exemple
d’une auxiliaire de santé chez un
patient de 90 ans qui se serait vue
refuser l’autorisation de changer une
ampoule défaillante, cette prestation
n’étant pas prescrite dans son mandat
d’intervention. « L’argent compte
avant toute chose, avant le respect de
l’humain, on ne doit surtout pas
rendre trop de services, surtout ne
pas être trop aimable, c’est une catastrophe !
», s’exclame une employée.
« On ne parle plus de patients, mais
de clients », déplore une autre. « Il y a
des cas ou cela frise la maltraitance »,
poursuit un troisième.
Les professionnels se plaignent en
outre d’un tournus permanent du
personnel, qui confronte sans cesse
les patients à de nouvelles personnes.
« Cela répond probablement à des
questions de rentabilité. Par ailleurs,
le fait de s’attacher à une personne
est considéré comme mauvais »,
estime une employée. « Pourtant,
souvent, dans leur état de santé et
leur solitude, les usagers ont besoin
de rencontrer régulièrement la
même personne qui les connaît, qui
leur consacre du temps. Les patients
le demandent d’ailleurs souvent »,
poursuit-elle.

Le directeur général nie en bloc

Des allégations vigoureusement rejetées
par Jean-Jacques Monachon,
directeur général de l’AVASAD : « Il
est faux de dire que le temps d’intervention
prévu ne peut être dépassé.
Si une prestation supplémentaire en
raison d’un imprévu est nécessaire, le
temps est en général accordé. Il faut
simplement le justifier », assure-t-il,
estimant que les professionnels qui se
plaignent auraient « mal compris le
système ». « Depuis que les caisses
maladies ont réalisé que le coût des
soins domicile était en augmentation,
elles demandent plus de justifications.
Nous générons 20’000 factures
par mois. Si on veut éviter qu’elles
soient toutes contestées par les
caisses, il faut mettre en place une
organisation efficace », ajoute le
directeur, tout en reconnaissant,
qu’avec l’évolution de la LAMaL, « le
système ne s’est pas simplifié ». Celuici
rappelle du reste que les caisses
maladies sont chargées par la loi de
veiller à l’économicité des prestations.
« Cette tâche aurait pu être
confiée à une autre instance, par
exemple étatique, mais ce n’est pas le
cas », commente-t-il, avant de souligner
que les soins à domicile vaudois
sont financés à hauteur de 10% par
les bénéficiaires, 35% par les caisses
maladie et 55% par des subventions
cantonales et communales. « Il y a
donc un espace pour les prestations
non remboursées par les caisses ou
pour les imprévus. Le système vaudois
est d’ailleurs déjà fortement soutenu
par la collectivité », estime-t-il.
Pour lui, le système récemment mis
en place est positif car il permet, à
travers un temps d’intervention programmé,
de prévoir les tournées des
infirmières et auxiliaires et d’intervenir
chez les bénéficiaires selon des
horaires précis. Il considère en outre
que c’est la nature du travail social et
le fait que les travailleurs qui interviennent
à domicile se trouvent seuls,
parfois face à des situations compliquées,
qui génèrent un stress et peut
conduire à des burnouts, mais pas la
forme de travail en soi ou des pressions
subies par les travailleurs. Il
reconnaît finalement qu’il peut arriver
qu’une personne soit prise en
charge par de nombreux professionnels
différents, ce qui n’est pas l’idéal.
Cet état de fait serait lié à la nécessité
de combiner un nombre d’interventions
élevé concentré sur la matinée
et le travail à temps partiel des
employés, éléments qui rendent la
planification parfois difficile.

« Nous dénonçons l’hypocrisie
des autorités »

Depuis plusieurs mois, les syndicats
SUD et SAIP sont en négociation
avec les employeurs du secteur des
soins à domicile. « Cela n’avance pas,
c’est pourquoi nous avons décidé
d’informer la population de la gravité
de la situation et demandons son soutien
pour faire avancer les revendications
», explique Alain Franck, syndicaliste.
« Nous avons la certitude que
les effets pervers de ce management
ne cesseront pas, quelle que soit la
qualité de l’accord conclu », précise en
outre le Groupe base. Les demandes
avancées ? En premier lieu, disposer
d’un temps relationnel suffisant, mais
également le développement d’une
politique de protection de la santé au
travail et la possibilité d’être actif à
100% pour celles et ceux qui le désirent.
« Ces éléments ne sont pas négociables
», affirme Aristide Pedraza du
syndicat SUD, qui révèle que dans ce
secteur le temps partiel contraint
pousse parfois les gens à recourir à
l’aide sociale pour survivre. « Un
management qui produit du burnout
est illégal car en contradiction flagrante
avec l’article 6 de la loi sur le
travail qui impose aux employeurs de
protéger la santé des salariés », ajoutent
les syndicalistes. « Nous dénonçons
l’hypocrisie des assurances et des
autorités dans ce canton qui ne mettent
pas les moyens pour que les soins
à domicile soient dignes, bien faits, et
que les gens puissent travailler dans
des conditions convenables, avec des
emplois convenables. Nous en avons
marre de cette situation ! », ont
dénoncé les syndicats dans le cadre
d’une action tenue le 3 novembre.
« En nous soutenant, vous vous soutenez
vous-même. Chacun-e d’entre
nous est concerné », conclut le tract
distribué.