Quand les tramelots genevois entraînaient la grève générale

histoire • La récente grève aux Transports publics genevois (TPG) n'est pas la première, loin s'en faut. Retour sur celle de 1902 au travers de la presse de l'époque.

La récente grève aux Transports publics genevois (TPG) n’est pas la
première, loin s’en faut. Retour sur celle de 1902 au travers de la presse de l’époque.

Huit août 1902 : nomination d’un nouveau directeur, M. Bradford, de nationalité nord-américaine. Dans cette époque propice aux surnoms caustiques, la Compagnie genevoise des tramways électriques (CGTE) – déjà surnommée « Madame Sans-Gêne », on ne saura dire précisément pour quelle raison – est instantanément rebaptisée par le peuple gouailleur la « CATE », « Compagnie Américaine des Tramways Electriques ».

Contre l’interdiction totale de boire
et fumer

28 août : le directeur licencie 44 tramelots expérimentés, payés au tarif horaire de 50 cts l’heure, et les remplace par des débutants, payés 38 cts/h. La première grève éclate alors. Les grévistes exigent la réintégration des travailleurs licenciés, ainsi que l’abrogation de l’interdiction générale de boire et de fumer (pendant et aussi hors heures de service) et du fort redouté « service d’espionnage ». La grève se termine rapidement avec la réembauche des travailleurs licenciés et la mise en place de négociations paritaires.

Les « compagnons de misère » et les « sarrasins »

28 septembre : suite à de nouveaux licenciements, une seconde grève débute. Le premier appel à la population est lancé : « Vive l’émancipation des Travailleurs par les Travailleurs eux-mêmes ! » (notons le « T » majuscule). Mais la grève n’est pas unanimement suivie : des conducteurs non grévistes, surnommés les « jaunes » ou « sarrasins », sont pris à partie par des « perturbateurs ». A la Jonction, « un convoi déraille sur l’amas de galets dont la foule a encombré les voies ». La Tribune de Genève s’inquiète des « scènes de véritable sauvagerie ».

Le bataillon 13 occupe la Jonction

Le bataillon 13 est mobilisé. La pointe de la Jonction est occupée par 600 militaires. Les trams arrivent à partir du dépôt, mais circulent ensuite difficilement : « Le spectacle était navrant : des femmes menaçaient avec leur parapluie les wattmen en service. » Une semaine plus tard, la température monte encore d’un cran après un meeting populaire suivi par 5’000 personnes, en soutien à « l’admirable, vaillante et héroïque lutte des pauvres prolétaires ». De violents heurts éclatent alors.

321 soldats désobéissent

La 3ème compagnie est mobilisée. Mais 321 soldats genevois désobéissent et refusent l’ordre de servir. Le Conseil d’Etat interdit tout stationnement dans la rue et s’engage ferment contre « la lie de la population étrangère ». L’Italien Matteo Tacchini est inculpé de bris de glace. Mais les témoins affirment que « Tacchini s’est borné à lever les bras pour rattraper son chapeau enlevé par la bise ».

Grève générale

Un appel à la grève générale est lancé. L’assemblée des menuisiers vote presque comme un seul homme le soutien à la grève (sur 550 menuisiers, 548 votent la grève). « Tel un Titan colossal, le prolétariat se lève et marche de l’avant » (citation tirée de L’Emancipation). Le jeudi 9 octobre, bravant l’interdiction générale de tout rassemblement, 10’000 ouvriers sillonnent la ville et reprennent en chœur l’Internationale et la Carmagnole. La troupe charge, notamment à la Jonction. « La cavalerie a dû charger, sabre au clair, et les soldats ont marché baïonnette au canon. » Le peuple n’est pas en reste : « Du haut des maisons du boulevard Carl-Vogt, on a jeté des immondices sur la troupe. »

Affrontements et déportations massives

Les mitrailleuses à cheval sont dès lors mobilisées et 2’750 soldats patrouillent dorénavant dans les rues. Les ponts sur le Rhône sont coupés. Cela n’empêche pas un nouveau rassemblement populaire le vendredi 10 octobre. Mais les membres du comité de grève sont tous arrêtés. Et les Italiens sont expulsés en masse, manu militari : la presse relève plusieurs convois ferroviaires au départ de Genève-Cornavin (aller simple en direction de Chiasso). La bataille fait rage dans les rues de la Jonction : « Les gendarmes à coups de poing, l’infanterie à coups de crosse, les guides à coups de plat de sabre ont repoussé les manifestants, sans pouvoir mesurer les coups. »

Des hannetons dans un entonnoir

La grève est finalement matée. Laissons le mot de la fin au Courrier (celui de 1902… pas celui de 2014) : « Quand la vraie population ouvrière genevoise sera laissée à ses propres inspirations, aucun désordre n’est à craindre et l’entente sera toujours bonne entre patrons et ouvriers. » Et l’éditorialiste du quotidien se réjouit de la géographie genevoise : « Tout est concentré chez nous dans l’agglomération urbaine. La troupe peut cerner les émeutiers et les réduire comme des hannetons dans un entonnoir. »