Des voix pour penser la migration

Cinéma • La projection en avant-première le 31 janvier au Théâtre Saint-Gervais de Genève du film « Mémoire de l’action immigrée » a permis de prolonger intelligemment la célébration des quarante ans du Centre de Contact Suisse-Immigrés qui s’est déroulée à l’automne dernier.

Depuis 1974, le Centre de Contact Suisses-Immigrés a joué un rôle central dans de nombreuses luttes pour les droits des immigrés. Copyright: Carlos Serra.

Le documentaire d’Emmanuel Gripon a été réalisé notamment grâce au soutien du Centre social protestant, de la Loterie Romande et de la Ville de Genève. « Spécialement prévu pour un usage pédagogique, le film sera prochainement accessible via notre site internet », souligne Marianne Halle, chargée de communication et des relations extérieures au Centre de Contact Suisse-Immigrés. Il contient en effet, à n’en pas douter, une mine d’informations pour qui s’intéresse aux multiples facettes de l’histoire de la migration et de l’exercice de la citoyenneté en Suisse et à Genève.

Relais des populations immigrées italiennes, espagnoles et portugaises, victimes en particulier des injustices liées au régime économique dit de la rotation instauré au sortir du second conflit mondial, moteur de la mobilisation contre les initiatives xénophobes, foyer d’un militantisme éclectique, à la fois remuant et en avance sur son temps: le Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI) s’impose progressivement comme l’interlocuteur privilégié des autorités genevoises dans le domaine de « la migration du facteur travail ». La formule doit s’entendre ici dans sa dimension de chair et d’os et nous faire oublier un instant les équations miraculeuses du capitalisme productiviste.

Le CCSI aura franchi de nombreux obstacles au cours de ses quarante ans d’existence, notamment pour résister à l’opposition des milieux populistes et conservateurs ainsi que pour mettre progressivement en œuvre ses revendications dans un contexte de professionnalisation du secteur associatif.

Alors qu’il est le fer de lance d’avancées décisives, aussi bien symboliques que concrètes, parmi lesquelles la scolarisation obligatoire des enfants ou le droit de vote des étrangers, le CCSI apparaît, tout au long de son histoire, en quête du juste positionnement.

Le CCSI fonctionne comme caisse de résonance de populations migrantes hétérogènes, dont le profil ethnoculturel, social et démographique évolue de son origine à aujourd’hui (travailleurs saisonniers du sud de l’Europe dans un premier temps, puis travailleurs sans statut légal d’Europe de l’est, d’Amérique-latine et d’Asie dans une deuxième phase).

Ceux qui l’ont fréquenté ou le fréquentent encore, à un titre ou à un autre, s’y réfèrent familièrement par son nom abrégé : « le Centre de Contact ». Le lieu s’efforce en effet d’articuler les droits et les besoins spécifiques des populations immigrées et d’en accroître la visibilité à des fins de reconnaissance au sein de – et par – la société tout entière. Pour s’adapter à un contexte politique et sociétal conditionné aussi bien par les évolutions du cadre légal régissant la migration que par la persistance des sentiments xénophobes au sein de la population, le CCSI saura faire preuve d’impressionnantes capacités de résilience. L’un des mérites du film « Mémoire de l’action immigrée » est de les avoir documentées pour les prochaines générations.

Des visages pour une mémoire
Berthier Perregaux, Jean-Pierre Thévenaz, Florio Togni, Marie-Laure François, Giuliana Abriel, Pilar Ayuso, Silvia Marino, Ueli Leuenberger, Sandrine Salerno, André Castella, Christiane Perregaux, Fiore Castiglione : pour toutes celles et ceux qui se sont intéressés à l’histoire de la migration à Genève en gravitant notamment autour du Centre de Contact, de ses actions militantes ou de ses travaux de recherche, ces noms sonnent certainement familiers. « Mémoire de l’action immigrée » nous invite à redécouvrir les visages de ces acteurs de premier plan. Appuyées par de saisissantes images d’archives des populations migrantes, de leurs activités, réseaux d’organisation et de soutien quotidiens, ces voix résonnent également avec le climat de différentes époques, chacune marquée, semble-t-il, par ses opportunités, ses contraintes et ses contradictions.

La détermination généreuse du pasteur vaudois Berthier Perregaux – fraîchement débarqué des quartiers populaires de Marseille pour l’insolence de ses préceptes éducatifs réformistes – contribue pour beaucoup à la jonction inédite opérée au milieu des années 1970 entre les associations d’immigrés du sud de l’Europe, les milieux chrétiens humanistes et les militants de la gauche et de l’extrême gauche genevoise. Le ralliement s’opère, sous le patronage du Centre social protestant (CSP), en un lieu physique dont le nom fait également office de programme : le Centre de contact Suisse-Immigrés. Dédié à la vie sociale, culturelle et familiale des immigrés, le CCSI est donc logé de façon volontairement visible au coeur de la cité de Calvin. Une de ses premières missions est de sensibiliser les travailleurs sociaux, qui viennent tout juste d’accéder à la reconnaissance institutionnelle de leur profession, à la réalité largement ignorée des conditions de vie des immigrés.

Etre Solidaires …. face à James Schwarzenbach et l’Action nationale

Face à la déferlante d’initiatives xénophobes pestilentielles, la « contre-initiative » Etre Solidaires n’est-elle qu’un piètre expédient ? Elle est certes bien plus qu’une pauvre digue qu’aurait fait ériger quelques idéalistes pour faire barrage à un raz de marée xénophobe et raciste. Elle réclame l’abolition du statut de saisonnier et l’harmonisation au bénéfice des populations migrantes de lois et d’ordonnances consacrant une politique de discrimination statutaire dont les bases ont déjà été posées quarante ans plus tôt. Elle n’obtient en fin de compte que 16% des suffrages au niveau national. Cependant, la mobilisation réalisée dans son élan permet de faire émerger au premier plan de nouveaux acteurs. Fait inédit, ce sont les militants étrangers eux-mêmes, au premier rang desquels les Italiens et les Espagnols, qui récoltent le gros des signatures. Les pétitionnaires ont permis de faire entendre de nouvelles revendications, parmi lesquelles l’extension du droit de vote aux résidents dépourvus de passeport à croix blanche. La revendication n’aboutira que partiellement quarante ans plus tard avec l’octroi, en 2005, du droit de vote aux étrangers à l’échelon municipal.

Héritiers de la lutte antifasciste et antifranquiste, issus des Colonie Libere Italiane ou de l’Association des travailleurs espagnols émigrés en Suisse (ATEES), les immigrés italiens et espagnols, mais aussi portugais, ont emporté dans leur bagage le précieux attirail d’un militantisme, transnational, d’un genre nouveau. Le mérite d’un acteur comme le CCSI – intégré pour un temps au sein de la Communauté de travail pour l’accueil et l’intégration des étrangers (ancêtre institutionnel de l’actuel Bureau de l’Intégration des étrangers) – est sans nul doute d’avoir su relayer leur voix en plein coeur de l’espace public. Le Centre de Contact Suisses-Immigrés parvient ainsi à très bon escient à saisir la structure d’opportunité politique et à la rendre plus élastique. C’est en tous cas l’une des principales conclusions que l’on peut tirer du très solide et complet mémoire de master « Sortir l’immigration de son ghetto : le Centre de Contact Suisse-Immigrés de Genève, relais des revendications immigrées, 1974-1990 », consacré aux quinze premières années d’existence du Centre de Contact Suisse-Immigrés, soumis en 2013 par Melissa Llorens à l’Institut d’Histoire économique Paul Bairoch de l’Université de Genève. Le travail a pu utilement servir pour le documentaire d’Emmanuel Gripon.

« De plus, il ne faut pas oublier que les grandes centrales syndicales et les partis politiques ne proposaient pas grand chose à l’époque pour les populations immigrées. Dans le contexte d’alors, le Centre social protestant et le CCSI étaient même perçus par eux comme des concurrents », souligne Florio Togni, jeune psychologue tessinois qui succède à Berthier Perregaux à la tête du Centre de Contact Suisses-Immigrés en 1978 pour le présider jusqu’en 1997.

De la revendication à la pratique des droits : l’aventure de la scolarisation
Soupçonnés d’alimenter en sous-main les réseaux de propagande soviétique, les immigrés étaient condamnés à l’invisibilité. Tenus de ne pas s’immiscer dans les affaires publiques, nul ne songeait non plus à encourager la préservation de leur patrimoine culturel (en particulier la pratique de leur langue d’origine). Lorsqu’il tente de mettre en place les mesures pour faire face à cet enjeu, Florio Togni prend rapidement la mesure de l’ampleur d’un autre phénomène, contenu dans la formule – tout sauf euphémistique – qui circule alors dans la bouche de beaucoup d’observateurs: « Il y a plus d’enfants que de chemises dans les armoires des saisonniers ! ».

Interdit en principe, le regroupement familial est en effet contrarié dans les faits. A moyen terme, le désarroi et les drames humains intergénérationnels provoqué par la présence clandestine des enfants de saisonniers ne peut laisser les consciences citoyennes entièrement de marbre. Alors que le droit à l’éducation des enfants dépourvus d’autorisation de séjour est déjà pratiqué partiellement dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel, plusieurs acteurs vont se mobiliser à Genève pour tenter de briser peu à peu le carcan législatif. Si la loi fiscale interdit la transmission d’informations entre les différents départements de l’Etat, il devrait en être de même sur la question du séjour. Garantie par la Constitution, le droit à l’éducation devrait primer sur les règlements de l’office cantonal de la population. Au-delà de ces arguments de bon sens et de l’influence favorable du contexte législatif international, c’est le grignotage progressif et concret des prérogatives du Département de l’instruction publique – notamment dans le cadre de la « petite école » où des enseignants dispensent de leur plein gré une éducation aux enfants de clandestins – qui aboutira à l’entrée officielle des enfants de clandestins au sein des écoles genevoises. Marie-Laure François, secrétaire du DIP en charge du dossier jusqu’à l’inscription obligatoire des enfants en 1991, livre dans « Mémoire de l’action immigrée » un témoignage aussi raisonné qu’émouvant sur cette action. Elle rappelle que c’est en impliquant peu à peu toutes les activités liées de près ou de loin à la prise en charge scolaire (centres de vacances, restaurants de midi, services médico-pédagogiques,…) que la revendication de la scolarisation a pu revêtir l’épaisseur de l’évidence. Le sourire qui se dessine sur le visage de l’ancienne permanente Giuliana Abriel à l’évocation de la première célébration des promotions par les enfants de clandestins, aux côtés de leurs copines et copains en règle avec la loi sur le séjour, est un indice des contraintes qui pesaient alors sur les acteurs et du mérite réel qu’ils eurent à lutter pour les briser.

Nouvelles migrations, nouveaux défis
En 2001, le canton de Genève se dote d’une loi sur l’intégration. Elle prévoit notamment l’établissement d’un Bureau de l’intégration, à laquelle est associé un poste de délégué à l’intégration en charge de sa mise en œuvre en étroite collaboration avec les professionnels du secteur migratoire. Sandrine Salerno, permanente et coordinatrice au CCSI entre 1997 et 2001, revient sur les espoirs suscités par la bataille politique ayant précédé cette loi. Elle évoque aussi lucidement sa mise en œuvre insatisfaisante dans le contexte des nouveaux rapports établis entre l’Etat et ses mandataires du monde associatif. En écoutant son témoignage tout comme la critique de Christiane Perregaux (présidente du CCSI de 1997 à 2009), nul ne doutera en effet des limites inhérentes à la doxa du New Public Management incarnée dans les fameux « contrat de prestations ».

Depuis les années 1990, l’immigration à Genève a également changé de visage. Des accords bilatéraux favorisant le regroupement familial et raccourcissant les délais de transformation des permis saisonniers en permis annuels, ainsi que des permis annuels en permis d’établissement, sont conclus avec l’Espagne en 1989 et en 1990 avec le Portugal. Les autorisations saisonnières de travail disparaissent carrément avec l’entrée en vigueur de la libre circulation. Le passage d’une politique dite des trois cercles à une politique dite des deux cercles se fait au détriment des ressortissants européens non inclus dans les accords de libre-circulation, mais aussi des immigrés des pays dits « tiers » dont l’exclusion semble aggravée par le nouveau dispositif migratoire fédéral. Militant stagiaire au CCSI de 1982 à 1983, puis président du premier Collectif de soutien aux sans-papiers de 2004 à 2008, Ueli Leuenberger rappelle la chape de plomb qui pèse alors sur une population de pas moins de 50 000 âmes d’origine des Balkans. Celle-ci perd du jour au lendemain ses autorisations de travailler. « La même nécessité de créer un lieu physique de rencontre pour articuler des solutions concrètes – à la fois collectives et individuelles – pour cette population s’est faite sentir que dans le cas du Centre de Contact Suisses-Immigrés », fait observer celui qui fondera, puis présidera l’Université populaire albanaise (UPA) de 1996 à 2002. Dans le même souffle, il raconte la rapide congestion des permanences individuelles.

Une autre forme de violence structurelle pèse sur une nouvelle catégorie de populations de travailleurs originaires d’Amérique latine et d’Asie. Au contraire de celle des travailleurs saisonniers, les « sans-papiers » en provenance des Etats tiers sont entièrement dépourvus de perspective de stabilisation de leur statut de séjour sur le long terme. Le témoignage poignant de Silvia Marino, co-fondatrice du Collectif des travailleuses et travailleurs sans statut légal, met aussi en évidence les mirages de la régularisation collective et les drames humains vécus par les sans-papiers malgré toute la bonne volonté des nouveaux groupes de pression. Les femmes, en particulier, apparaissent comme les victimes désignées de ces impasses à l’heure de l’externalisation croissante des tâches domestiques dans les sociétés post-industrialisées. En arrière-plan, le combat féministe mené par le CCSI devrait se rappeler à l’esprit des spectateurs aguerris. L’engagement constant du Centre de Contact contre une xénophobie toujours à l’affût de nouvelles percées se lit en tous les cas dans les paroles, empreintes d’une sagesse lucide et tout sauf résignée, de la militante de toujours Fiore Castiglione, qui vient clore de belle façon le documentaire « Mémoire de l’action immigrée».