« Nous avons perdu la Syrie ! »

Culture • Six courts-métrages réalisés par des réfugiés syriens sont à voir au festival Layalina, qui se tient à Genève cette fin de semaine et dont la riche programmation est dédiée à la culture syrienne. Une plongée dans la réalité d’une population éclatée par le conflit, que deux des auteurs ont accepté de commenter pour nous.

Six courts-métrages réalisés par des réfugiés syriens sont à voir au festival Layalina, qui se tient à Genève cette fin de semaine et dont la riche programmation est dédiée à la culture syrienne. Une plongée dans la réalité d’une population éclatée par le conflit, que deux des auteurs ont accepté de commenter pour nous.

« Vous qui vivez au Bahrein, en Allemagne, en Turquie, au Liban, vous qui vivez dans le monde, où que vous soyez, Yarmouk vous appelle, cela fait trop longtemps que vous êtes partis, revenez à la maison ! », chantent en chœur des enfants dans les rues du camp de réfugiés palestiniens de Damas, assiégé depuis fin 2012. Cette image, c’est la dernière scène de « Sea between two camps » de Moaz Sabbagh, l’un des six courts-métrages qui seront présentés dimanche 22 février au cinéma Spoutnik, dans le cadre du festival Layalina. Un moment qui évoque l’éclatement de la population syrienne, éparpillée géographiquement de par le monde, mais aussi divisée et blessée dans son identité par un conflit qui ne semble pas vouloir s’arrêter.

Un peu comme ce pianiste qui accompagne les enfants de Yarmouk, c’est à travers la culture que les organisateurs du festival Layalina, pour qui « l’art offre un espace d’échanges et de dialogue particulier », ambitionnent de colmater un peu cette blessure et de rappeler le visage humain de la Syrie. Une démarche à laquelle ils ont voulu associer étroitement les premiers concernés : les exilés. Comme huit autres réfugiés syriens en Suisse, Moaz Sabbagh a ainsi participé depuis octobre 2014 à des ateliers visant à produire six vidéos autour du thème « la présence de l’absent ». Comment gérer l’exil d’une réalité si marquante, au milieu de laquelle se trouvent peut-être encore certains membres de sa famille ? Comment appréhender l’« ici » et le « là-bas », la distance avec sa propre histoire ? Une question que les participants ont du se poser concrètement au moment de réaliser leur court-métrage. C’est ainsi à travers des photos, des suggestions ou des images de Suisse qu’ils apportent leur témoignage. Sans aucune image de la Syrie, les vidéos nous plongent au cœur de la réalité du conflit et des parcours individuels qui le traversent.

« La guerre façonne l’être humain »

Pierre Makoul, en Suisse depuis deux ans, évoque ainsi dans son film ses derniers jours dans la ville d’Alep. Autour de la table familiale, alors que l’on entend des tirs et explosions en bruit de fond, la famille s’inquiète du manque d’aliments de base et doit faire face à la décision de, peut-être, tout laisser derrière elle. « Mon mari a risqué la mort plusieurs fois rien qu’en se promenant dans la rue, je pourrais être veuve maintenant. Pendant deux ans, on avait l’espoir que la situation se stabilise mais on a fini par se résoudre à partir », commente son épouse. Le jour où celle-ci voit des gens fuir d’un quartier voisin « avec uniquement leurs vêtements sur leur corps », l’urgence d’un départ se fait sentir. « La dernière bougie », titre du film, fait d’ailleurs aussi bien référence au manque de tout qu’à ce moment où la dernière lueur d’espoir devient l’exil, explique l’auteur. Pour ces parents de trois enfants, la guerre a déboulé sans crier gare. « Alep était une ville prospère, il y avait de tout, et maintenant on a de la peine à y trouver du pain. Je travaillais dans une petite entreprise qui proposait des solutions de sécurité dans le domaine des technologies de l’information, je n’avais de problèmes avec personne, je ne faisais pas trop de politique. Je vivais ! Aujourd’hui j’ai tout perdu, mon travail, ma maison. Je dois tout recommencer depuis zéro ». Un déchirement que Pierre évoque dans son film : « La guerre façonne l’être humain et le pousse à réfléchir, à choisir, à se jeter dans l’inconnu ou à baisser les bras et mourir d’une mort lente ».

Moaz Sabbagh, syro-palestinien, a quant à lui fui le camp de Yarmouk en 2013 et rejoint la Suisse après 10 jours de traversée en Méditerranée. « Le camp a été assiégé à la fin 2012 par les forces du régime. A partir de l’été 2013, il a été complètement fermé, il n’était plus possible d’entrer ou sortir », nous explique ce jeune graphiste, qui a lui-même perdu un cousin lorsque la mosquée du camp, où s’étaient réfugiés des civils, a été bombardée par les forces gouvernementales fin 2012. « Aujourd’hui, 3’000 enfants sont en danger, ils n’ont pas d’école, pas d’endroit pour jouer, pas d’électricité, pas d’eau et manquent de nourriture. Beaucoup de personnes essaient d’aider, des humanitaires, des journalistes, ou même ce pianiste qui joue dans les rues du camp et chante avec les enfants pour les aider à oublier ce qu’il se passe, mais tous sont en danger. Des personnes ont été enfermées par le régime pour avoir aidé des gens, alors qu’ils ne sont membres d’aucun groupe politique » explique Moaz. Dans le cadre du festival, il veut témoigner de l’horreur que vivent, encore à ce jour, les habitants de Yarmouk.

« Il y a cinq ans, on buvait une bière ensemble… »

Dans le cadre de la réalisation des vidéos, le politique a été « volontairement mis de côté », le but étant de « travailler sur ce qui rassemblait les participants plutôt que sur ce qui les divisait », explique Dominique Fleury, qui a encadré les ateliers et dont l’un des films sera également présenté dimanche au cinéma Spoutnik. Dans un tel contexte est-ce toutefois véritablement possible ? Chez les deux participants contactés, on sent dans tous les cas que la question, bien présente, ravive des blessures encore béantes. L’incompréhension et la désillusion sont immenses, en particulier pour celles et ceux qui, comme Moaz, avaient mis de grands espoirs dans le soulèvement de 2011 : « Tout le monde y a cru, tout le monde voulait en faire partie, on croyait que c’était le moment du changement, mais le régime a utilisé la violence et tout a changé en quelques mois ! » s’écrie-t-il. « Quelque chose s’est mal déroulé », commente, quant à lui, Pierre, dont le constat face à la réalité actuelle est amer : « Nous avons tous été élevés ensemble. En tant que chrétien, on me respectait, je n’avais de problèmes avec personne, mais maintenant tout a changé. Beaucoup de mes amis ont changé, rejoint des mouvements comme Al-Nosra ou l’EI. Il y a cinq ans, on buvait une bière ensemble et maintenant, …nous avons perdu la Syrie. La guerre a modifié la relation entre les gens. Tous les jours, des gens meurent pour rien ! », s’exclame-t-il. Face à cette réalité, une initiative comme Layalina fait-elle sens ? Moaz y voit du moins un aspect constructif : « c’était une bonne expérience de se rencontrer, de parler. Ce festival est très utile pour les réfugiés syriens, tous les espaces qui leur permettent de se réunir et d’échanger sont positifs. Nous devons nous unir pour la Syrie ! », affirme-t-il.

« Les réfugiés syriens se racontent », au Cinema Spoutnik de Genève, dimanche 22 février à 15h45. La projection des films sera suivie d’une table ronde avec les auteurs ainsi que des professionnels du monde de l’asile et de l’intégration et précédée de la projection du film « Beith Narin, Between two rivers » de Dominique Fleury, à 14h.

Plus d’informations ici.

Programmation complète du festival sous : layalina-festival.ch