Requiem pour la Tchétchénie

CINÉMA ET DROITS HUMAINS • Le documentaire « Tchétchénie, une guerre sans traces » de Manon Loizeau célèbre journaliste qui connaît le pays pour y avoir déjà tourné trois films, nous dévoile des êtres encore plus terrifiés que pendant toutes les années de guerre et d’occupation russe. Aujourd’hui l’arbitraire, la torture et les exécutions sommaires font toujours des victimes par milliers. A voir sur Arte et dans le cadre du Festival International du film et forum sur les droits humains (FIFDH) de Genève.

Le documentaire « Tchétchénie, une guerre sans traces » de Manon Loizeau célèbre journaliste qui connaît le pays pour y avoir déjà tourné trois films, nous dévoile des êtres encore plus terrifiés que pendant toutes les années de guerre et d’occupation russe. Aujourd’hui l’arbitraire, la torture et les exécutions sommaires font toujours des victimes par milliers. A voir sur Arte et dans le cadre du Festival International du film et forum sur les droits humains (FIFDH) de Genève.

Le film met en lumière et contexte les paroles de témoins qui résistent encore, et de ceux qui veulent se souvenir. Il tente de transmettre au monde des regardeurs et peut-être décideurs les pensées, les sentiments, les états d’âmes, les tourments, une part sans doute infime de ce que nombre de Tchétchènes endurent dans une indifférence internationale quasi absolue. Combien de récits non écrits, et d’histoires plus tragiques encore resteront à jamais inscrits dans leur mémoire ? Ces témoignages sont mis en écho et dialoguent afin de s’opposer à la disparition progressive de toute une histoire et une mémoire. Avec un sens de la rencontre, une attention de tous les instants et un tournage risqué réalisé en une dizaine de courts séjours sur place et en changeant en permanence de cameraman pour raison de sécurité, Manon Loizeau s’essaye à transmettre.

Archéologie du réel

Grozny City. Il ne reste nulle trace dans le paysage des conflits parmi les plus sauvages et meurtriers du siècle dernier faisant de 150 à 300 000 victimes civiles d’après des ONG. Des guerres jamais reconnues comme telles par le Kremlin et qui ont mis aux prises les troupes de la Fédération de Russie et les indépendantistes tchétchènes. Soit de 1994 à 1996 avec à la clé l’une des pires défaites pour la Russie de toute son histoire et de 1999 à 2000 débouchant sur une « normalisation » prorusse.

Derrière les immenses portraits de Poutine et Kadyrov père et fils les buildings clinquant et quasi vide, car seul une petite nomenklatura a les moyens d’y séjourner, et l’asphalte rutilant, Ramzan Kadyrov règne en autocrate absolu. « Désormais l’histoire officielle tchétchène commence avec le règne de la famille Kadyrov et l’arrivée au Kremlin de Vladimir Poutine. Seuls les noms des Tchétchènes qui sont morts en se battant au côté de l’armée russe sont honorés », relève la cinéaste en voix off de son film. On songe alors à ce que Dostoïevski écrit dans Les Frères Karmazov : « Surtout ne vous mentez pas à vous-même. Celui qui ment à lui-même et écoute son propre mensonge finit par ne plus distinguer la vérité ni en lui, ni autour de lui ; il perd alors le respect de lui-même et des autres. »

Un membre du Comité contre la torture, une ONG russe qui lutte contre la torture dans les prisons souligne : « Ici c’est un régime totalement autoritaire où Ramzan Kadyrov représente tout. La constitution, les lois, le code pénal, tout ça n’a aucune valeur comparé à la phrase « Ramzan a dit« . Si Ramzan a dit : « Tuez-les tous » et bien tous seront tués. Cette phrase a force de loi, elle est supérieure à la Constitution. Ramzan a transformé son peuple jadis si fier, en un peuple qui a peur de son ombre. ».

A 38 ans, Ramzan Kadyrov avec l’aide de la Russie pour la reconstruction de la Tchétchénie et des méthodes mafieuses, est un aficionado de la trickle-down economics, qui voit l’argent siphonné par les fonctionnaires et la corruption endémique alimenter le secteur du bâtiment afin de « produire des résultats visibles », comme le souligne l’écrivain Jonathan Littell dans son reportage écrit, Tchétchénie, An III. Filmé dans des plans séquences comme un décor en trompe-l’œil façon Inception, la dystopie architecturale due à Christopher Nolan, Grozny City se donne des airs de mégalopole high teck. Mais les immenses tours sont presque vides. Grand ami de Poutine et Kadyrov, Gérard Depardieu a son appartement dans la capitale et a joué, aux frais du régime, le rôle du père de Kadyrov dans un film de promotion du régime et de ses réalisations consacré à la reconstruction de la République.

Les grandes avenues ont été rebaptisées du nom ici d’une division russe ayant combattu sur sol tchétchène, là d’un Général russe. Lors d’une manifestation publique où la présence est obligatoire, une chanson retentit : « Ils guident notre pays vers la lumière sacrée, Ramzan Kadyrov et Vladimir Poutine avec l’étincelle du feu éternel, ils on tracé pour nous un chemin sans obstacle. Les deux ailes inséparables, la Russie et la Tchétchénie. Ensemble nous partageons la même langue et notre foi en Dieu. » En commentaire filmique, la réalisatrice souligne cette impression « d’une schizophrénie appelant un peuple à célébrer ses bourreaux »

Ramzan Kadyrov a interdit la commémoration de la déportation du peuple tchétchène décrétée par Staline le 24 février 1944 et touchant un demi-million de personnes. Des milliers de déportés sont brûlés vifs et noyés, 200 000 vieillards, femmes, enfants périssent durant le transfert ou en déportation. Un militant de la société civile, Rouslan Koutaev est arrêté le 20 février 2014 pour possession présumée de stupéfiants. Un coup monté mis en lumière par le documentaire qui suit son procès le condamnant à quatre ans de prison en juillet 2014.

Dans ce pays, où la violence et la peur règnent, l’apparente banalité du quotidien masque une réalité odieuse. Les images de reconstruction du pays, les portraits de Kadyrov et Poutine qui s’affichent sur les façades, les jeunes femmes voilées mais en habits occidentaux laissent supposer une certaine tranquillité. « On achève un vaste programme de construction, les gens reçoivent des logements, il y a des parcs où les enfants jouent, des spectacles, des concerts, tout à l’air normal et… la nuit, des gens disparaissent… », résume un dirigeant de Memorial, association russe de défense des droits de l’homme, cité par J. Littell. Et l’auteur des Bienveillantes d’énumérer les piliers de la politique entreprise par Kadyrov dont les efforts « se concentrent sur trois secteurs : la reconstruction et le développement économique, le ralliement ou le retour des anciens combattants indépendantistes, et la promotion d’un islam présenté comme « traditionnel » ».

Disparitions et exactions

Manon Loizeau a aussi notamment filmé clandestinement le conflit en Syrie et réalisé Syrie interdite (2011). La réalisatrice confie alors à Télérama le 1er décembre 2011 : « C’est le premier pays où je constate que le régime torture sciemment des enfants. Ce sont des exactions ciblées et assumées, pour terroriser les gens, pour qu’ils se soumettent. » Dans le sillage de ce documentaire, sa soeur, Emily Loizeau signe la chanson Vole le chagrin des oiseaux. On y entend ces paroles : « Il était un homme libre qui disait / De tenir debout dans le sang / D’attraper la foi sauvage des sorciers, / La rage pour tenir longtemps./Mon poème n’a pas de mot./Il a le son du tonnerre/Et de son éclat sur la pierre ./ Vole le chagrin des oiseaux / Vers la ville de Homs et ses lambeaux. / Vole le chagrin des oiseaux,/Quand l’hiver enneige nos plateaux. »

« État policier aux allures de Village Potemkine où l’homme nouveau renaît. Cité de verre et d’apparat qui entretient l’illusion que les plaies de la guerre sont effacées. Pourtant la violence s’accroit. Le régime arrête des milliers de jeunes dans ce qu’il appelle sa ‘lutte contre des terroristes‘ », précise la voix off de la réalisatrice. Silhouettée en ombre, une femme brisée « décrit l’endoctrinement, les assassinats et la terreur absolue dans lequel ce tyran a enfermé son peuple éliminé des clans entiers regroupant jusqu’à 1000 personnes, explique Manon Loizeau. Le clan de cette femme ayant refusé de faire allégeance à celui de Kadyrov, il a été décimé. Elle est, elle-même, périodiquement passée à tabac ».

Plus loin, la responsable des Mères de disparu-e-s souligne, à visage découvert : « Selon les chiffres, plus de 18 000 personnes ont disparu. Comme vous le savez, je m’occupe de retrouver nos disparus depuis 1995 et dans cette quête, deux personnes seulement ont été retrouvées en vie. » Fataliste, elle ajoute : « Pour toutes les familles des disparus, c’est une torture sans fin. On est comme des zombies, on marche, on avance. On se couche parce que le soir est arrivé, on se lève parce que le jour est là. Et le reste du temps, on marche parce qu’on est encore en vie. Mais il n’y a aucune vie. Un tunnel noir où tu ne vois pas la lumière. »

Tchétchénie, une guerre sans traces suit longuement l’attente infinie d’un couple qui a vu ses deux filles disparaître à la station service où elles travaillaient. Même hanté par le suicide, le père a « la rage pour tenir longtemps », dont parle la sœur de la réalisatrice, Emiliy Loizeau dans sa chanson Vole le chagrin des oiseaux. « Quand Moubarik et Zargan rentreront, on célébrera Dieu », confie le père. Témoignant à visage découvert car se sachant « déjà mort », cet homme a mis son temps, son énergie, sa douleur, sa colère et sa vie dans la balance, car c’était son devoir absolu, comme une moderne Antigone refigurée au masculin, de dire ces vies arrachées, son pays violé, ces enfants volés, kidnappés, suppliciés, dont il ne réclame plus que les dépouilles pour leur donner une sépulture. L’impuissance, doublée de l’impunité pour les auteurs des violences, s’accompagne du fatalisme biologique lié aux destinées humaines de ce que chante le vieil homme, tenant son petit-fils par la main devant le feu : « C’est inutile de vivre dans le chagrin. Tant de jeunes gisent sous la terre. Un jour notre tour viendra. »

Bertrand Tappolet

Tchétchénie. Une guerre sans traces, Arte, 3 mars à 22h35. Le film est rediffusé sur Arte, le 6 mars à 9h et le 25 mars à 2h20 ; FIFDH, 7 mars à 14h, Maison des Arts du Grütli, salle Langlois. Rens : www.fifdh.org

Tchétchénie et Russie. A la mémoire des personnes qui résistent pacifiquement.

Prix Albert-Londres 2006 avec Alexis Marant pour le documentaire La Malédiction de naître fille, la journaliste franco-britannique Manon Loizeau a aussi réalisé Naître en Tchétchénie (2004), Meurtres en série au pays de Poutine (2007) et Lettres d’Iran (2010). Elle a filmé clandestinement le conflit en Syrie pour son film du réel, Syrie interdite (2011). Entretien.

Tchétchénie, une guerre sans traces est dédié notamment à la mémoire d’Anna Politovskaïa, journaliste russe assassinée et critique de la politique russe menée en Tchétchénie. Elle montra tôt que la violence absolue favorisait la minorité tchétchène la plus radicale et extrême comme dans son livre témoignage, Tchétchénie. Le Déshonneur russe (2003).

Manon Loizeau : Je connaissais bien Anna Politovskaïa ayant travaillé avec elle sur le terrain. Elle a beaucoup parlé de la réalité tchétchène et a été accusée, notamment par la propagande du Kremlin, d’être antirusse et contre l’armée de la Fédération. Elle fut néanmoins l’une des seules journalistes à recueillir les témoignages de fantassins rentrant du front. A leur retour, beaucoup avait gagné une part d’inhumanité, ne parvenant plus à faire la distinction entre le Bien et le Mal. Le million d’hommes ayant combattu en Tchétchénie dans les rangs de l’armée russe a été abandonné par l’État, relativement notamment à leurs troubles post traumatiques. Cette journaliste m’a aidé à réaliser un film permettant aux soldats russes de m’accueillir à bras ouverts sachant que je venais de sa part.

Anna Politovskaïa a toujours essayé d’être au plus près d’une vérité. A ses yeux, son travail ne s’arrêtait pas à l’article qu’elle écrivait, mais débutait une fois ce dernier publié. Elle gardait ainsi toujours le lien avec les familles et les personnes qu’elle rencontrait. Au sujet de son assassinat dans l’immeuble de son domicile moscovite, disons que la journaliste ne représentait certainement pas un danger pour le Kremlin. Mais elle refusait de se laisser intimider par les menaces et fut parfois la seule à tenter de résister et ne pas être la voix du maître. Ce, avec la Radio Echo de Moscou et le journal Novïa Gazeta. (Un bihebdomadaire sur lequel le Kremlin a renforcé son contrôle en juillet 2014 en la faisant tomber dans l’escarcelle de Gazprom, groupe gazier directement contrôlé par le Kremlim, ndr).

Elle est sans doute allée trop loin à un moment donné. Mais son meurtre rejoint la logique stalinienne affirmant : Pas d’homme, pas de problème. Anna continuait à essayer de dire ce qui se passait sur cette terre oubliée en faisant le récit de soldats bizutés au sein de l’armée russe. Elle écrivait des articles, qui, effectivement, ne plaisaient pas au pouvoir. Je ne pense pas qu’elle ait été « partisane », mais foncièrement avec les gens. Elle a été tuée en 2006 au lendemain d’une interview où elle demandait que le Président tchétchène Ramzan Kadyrov soit traduit en justice pour ses crimes. On ne retrouvera sans doute jamais la personne qui a commandité cet assassinat. La proximité d’Anna avec les gens et son travail sont des sources d’inspiration quotidiennes pour moi.

Votre film est aussi dédié à Natalia Estemirova, autre journaliste russe assassinée à Grozny.

Amie d’Anna Politovskaïa, elle fut assassinée en 2009 de quatre balles. Elle dirigeait Memorial, la plus grande association russe des Droits de l’homme et qui lutte depuis des années pour la mémoire de ceux qui sont mort au Goulag. Elle a réalisé un remarquable travail en Tchétchénie sur les morts du conflit, tout en rapportant les exactions perpétrées par les hommes de Kadyrov. Ses investigations et enquêtes ont commencé à gêner le pouvoir et leader tchétchène l’avait à plusieurs reprises menacée de mort.

Quel est votre regard sur le meurtre, le 27 février dernier, de Boris Nemtsov, l’ancien vice-Premier ministre de Boris Eltsine, organisateur de marches pacifiques. Opposant ardent au président russe, il était le leader du mouvement d’opposition Solidarnost avec l’ancien champion d’échecs Garry Kasparov ?

C’est un assassinat d’une figure politique majeure sans équivalent réel dans la Russie actuelle. Libéral convaincu, il s’était déjà opposé à Boris Eltsine, dérangeait incontestablement, et avait appelé à la grande manifestation contre la guerre en Ukraine, qui devait se tenir le dimanche 1er mars.

L’assassinat de Boris Nemtsov est terrifiant et annonciateur de jours très sombres en Russie. Il s’ajoute à une longue liste d’assassinats politiques dans la Russie de Vladimir Poutine après Anna Politovskaïa, Natalia Estemirova, Iuri Tchikotchikine et tant d’autres. Boris Nemtsov était l’un des rares membres de l’opposition à oser encore critiquer le Kremlin. Démocrate de la première heure, il n’a jamais cédé aux intimidations. Il y a quelques semaines, il avait déclaré avoir peur que Poutine le fasse tuer pour ses positions sur l’Ukraine. Il a été assassiné à deux pas du Kremlin deux jours avant de pouvoir participer à la marche qu’il avait organisé contre la guerre en Ukraine

Pour tenter que la situation en Ukraine ne dégénère en guerre totale, je crois qu’il faut essayer jusqu’au bout de tenter d’influer sur Poutine et ne pas rompre le dialogue. Mais les provocations des séparatistes russes et les ambitions hégémoniques du Kremlin rendent cela quasi impossible et laissent présager le pire.

L’assassinat de Boris Nemtsov intervient dans un contexte ou l’Ukraine peut basculer à tout moment dans une véritable guerre totale et il pourrait être un signal que le clan des va-t-en-guerre est en train de prendre le dessus au Kremlin.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Tchétchénie. Une guerre sans traces, Arte, 3 mars à 22h35. Le film est rediffusé sur Arte, le 6 mars à 9h et le 25 mars à 2h20 ; FIFDH, 7 mars à 14h, Maison des Arts du Grütli, salle Langlois. Rens : www.fifdh.org