Danses graphiques et politiques

CULTURE • Haïku

Des haïkus chorégraphiques ou petit poèmes dansés politiques avec ses ensembles évoluant poings levés (« In Your Rooms ») à une danse tellurique, graphique et picturale (« Magnitude »), en passant par une danse chorale réfléchissant à la place de la personne dans le groupe (« Sixième corps ») : le Ballet Junior de Genève donne la mesure d’une large palette expressive en danses, transes et clins d’œil à l’histoire et au social.

Interprète chez des chorégraphes ayant développé uns sens inné de tableaux visuels empreints de poésie surréaliste et d’étrange tels Philippe Decouflé, le chorégraphe des Jeux olympiques d’Albertville, James Thierrée et Anjelin Preljocaj, la Tokyoïte Kaori Ito est, à 34 ans, l’une des figures de la danse contemporaine les plus demandées et populaires en Europe. Les corps qu’elle imagine sur le plateau sont souvent saisis dans des poses et mouvements d’automates déglingués ou de marionnettes manipulées. Comme dans un néo-butô contemporain, les membres semblent flotter, les articulations se briser et les anatomies optent pour des vols et survols qui tiennent notamment du nouveau cirque axé sur des évolutions techniquement impressionnantes. La scène est aussi traversée de fulgurances somatiques et énergétiques, fiévreuses qui ramènent, de loin en loin, à un hip hop réinterprété par le circassien et les arts martiaux.

Cinquante nuances de sens autours de la rencontre

Création pour le Ballet Junior, Sixième corps parcourt la palette d’un flux invisible qui parcourt qui anime les corps d’une rencontre. Ce que suggère cette pièce chorégraphique, c’est que la  » magie  » de la rencontre n’advient que parce que l’on est en « état » de la vivre. Alors c’est l’heure où l’on projette sur l’autre que l’on découvre à peine, son monde intérieur, ses fantasmes, ses attentes. C’est le lent  » travail du rêve  » dont l’apogée contient en germe sa chute, car l’autre peut surgir et son cortège de réalités. Puis c’est le temps du désordre, celui qu’engendre l’existence de l’autre. Comment accepter l’aliénation, la perturbation inévitable à toute vraie rencontre ? Car le risque est de voir sa propre forteresse et ses certitudes ébranlées.

N’est-il pas question de mettre notre vie à l’épreuve du désordre ? Celui des sens, naturellement. Mais aussi l’ordre social imaginé ici comme une ligne déployée et étendue de danseurs. De cette ligne surgissent un à un les interprètes bouleversant progressivement le collectif, la communauté des danseurs. Chacun à leur tour, ils investissent l’espace du plateau en troublant voire brisant la ligne qui tamise la scène entre corps multiple et sixième sens de la collectivité dansante. Ou de nombreuses variantes de l’individu face au collectif.

Sur un air d’opéra, un danseur se tord le plexus, tout en alignant des attitudes de défi ou une mise à terre d’un genou, une pose stéréotypée détournée du ballet classique romantique. La création se fonde notamment sur l’arpentage des frustrations et de l’inconscient. De cette obligation sociale nous obligeant à comprimer tendances, pulsions et instincts profondément inscrits dans nos origines animales, Sixième corps fait son miel. Cet état d’insatisfaction provoquer par le sentiment de n’avoir pu réaliser un désir peut se lire dans cet épisode où une jeune femme s’enlace de dos en retournant sa tête vers le public, comme dans une stratégie de séduction que dédouble une forme d’auto-érotisme. Ses bras enserrent ainsi sa taille comme s’il s’agissait d’un autre corps.

La frustration place l’individu dans l’attente de la réalisation de quelque chose qui ne se fera pas. L’opus interroge ainsi la frustration comme conflit intérieur, entraînant moins un manque de confiance en soi que des manifestations corporelles fiévreuses et éruptives souvent reprises par des mouvements contorsionnés et contraints. Pour Freud, la frustration trouverait son utilité à l’épanouissement de l’individu. Elle serait à l’origine des plaisirs, et susciterait ainsi le désir. Elle est ici un embrayeur de vignettes chorégraphiques qui touchent à une forme d’inconscient, comme si le mouvement se déclenchait et se développait comme en cachette, malgré ou en dépit de la volonté de chaque danseur.

La pièce semble puiser une grande part de son rapport au corps convulsif, qui crie et séduit de manière ambiguë voire ne se maîtrise plus chez le chorégraphe Alain Platel. Ce Flamand né à Gand a fondé en 1984 Les Ballets C de la B (Les Ballets Contemporains de la Belgique). Il a aussi œuvré comme orthopédagogue auprès d’enfants handicapés. Avec ce talent étonnant pour chorégraphier la pulsation sauvage de la déglingue mentale et de la survie, cet artiste humaniste qui développe ses créations entre chant, danse, théâtre et performance s’intéresse plus particulièrement aux troubles psychologiques, en s’inspirant des séquences de mouvements apparemment inutiles, erratiques, de patients psychiatriques. Comme lui, Kaori Ito semble aspirer à une beauté singulière, tordue, brisée des anatomies dont elle renouvelle les angles et torsions. Au cœur de cette danse subvertie par la théâtralité et une fièvre somatique, elle imagine des êtres partant aussi de leur formation et expérience chorégraphique personnelle. Ce pour explorer limites et potentialités tant corporelles que psychiques dans une expérience toujours remise sur le métier de la communauté.

Danses en résistance

Entre des noirs au plateau, ouverture et fermeture lumineuse progressive, In Your Rooms propose des teasers chorégraphiques à la manière d’une bande annonce pour blockbuster hollywoodien. Ce, dans des déclinaisons pulsionnelles et énergétiques versant dans la statuaire intermittente qui n’a que peu de temps pour s’estamper dans la mémoire du spectateur.

Formé à la Batsheva Dance Company, puis passé par Wim Vandekeybus, Inbal Pinto et Tero Saarinen, le chorégraphe Hofesh Schechter est influencé notamment par le cinéma, Woody Allen et la danse africaine. « La pièce suscite une tension râpeuse, agressive, de quasi rébellion, tout en échouant à des couples où femmes et hommes s’enlacent, pratiquent l’art du toucher délicat. De tableaux en tableaux, ils expriment une force d’hésitation, d’incertitude au seuil d’une possible tendresse. La pièce implique, pour les interprètes, tout un travail appelé de gainage et de musculation posturale. Pour pouvoir la relâcher en délicatesse, une force conséquente est requise », explique le co-directeur du Ballet Junior, Sean Wood. Les danseurs doivent ainsi faire preuve d’une grande dextérité et souplesse de leur colonne vertébrale afin de s’assouplir dans un mouvement dirigé vers le sol.

Mobilisant des frises de vases antiques, alternant têtes et dos courbés ou masses à l’unisson avançant poings levés comme dans une manifestation ouvrière ou protestataire, la danse est souple, d’une grande fluidité pulsionnelle, ramènent par instants à la gestuelle des peintures de Marc Chagall, qui sur des fonds flamboyants, marie le lyrisme à l’allégorie, le rêve à la fantasmagorie. La chorégraphie est aussi favorisée par une large palette sonore formée de percussions, voix, synthétiseurs, violons et violoncelles. Le ventre est bien ici le berceau de toute émotion, tout en arrimant les danseurs à la terre. Chaque geste semble se retourner, se transformer en permanence en son opposé. Le montage chorégraphique aligne une succession véloce de plans ou tableaux scéniques qui doivent beaucoup à des pans entiers de l’histoire de l’art. Ils sont servis par une partition lumineuse éclairant telle ou telle partie du plateau.

Hofesh Schechter est l’un des chorégraphes les plus politiques du moment dans son détournement ou sa refiguration des gestes archétypaux liés aux corps manifestes. Des gestes de protestation publique ou d’autres percussifs, comme frappant de grands tambours nippons invisibles. L’ensemble tressaute au gré d’une pulsation primitive, ventrale, une danse tragique, hantée par l’histoire des manifestations publiques matricées autant par les résistances que les dictatures d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui. En témoigne ce panneau au message réversible et ambigu inscrivant successivement : « Ne suivez pas les leaders », puis « Suivez-moi ».

Réalisation graphique et politique

Magnitude est conçu à partir d’un seul mouvement de base, connu de tous, le saut à pieds joints. L’opus compte un prologue et quatre parties avec par intermittences un battement sonore entre pulsation cardiaque et rave techno, l’atmosphère sonore étant assurée par le bruissement des pieds au sol et les réceptions d’impacts au sol tour à tour sec et sourds. A l’orée de la pièce que signe la chorégraphe Cindy Van Acker, la vingtaine de jeunes interprètes se coule sur le plateau faiblement éclairé. D’où l’impression éminemment picturale d’une forme de dripping avec ses gouttes de chairs glissant sur le plateau en diagonale pour mieux s’immobiliser et lentement tourner sur elle-même.

Ensuite les lignes formées par les danseurs tournent lentement pareilles à une grille d’une représentation informatique virtuelle en trois dimensions et volumes. « La pièce est d’une certaine radicalité et très frontale. J’avais envie d’une entrée en matière plus douce, tout en plaçant les danseurs dès l’origine en carré sous formes de diagonales. Lorsque l’on passe en voiture près de ces forêts artificiellement plantées, on passe des lignes vues en diagonale à une perspective de face avant de les perdre à nouveau. Cette approche suscite un mouvement du regard confronté à différentes perspectives. D’où l’introduction de cette pièce avec un mouvement qui met en place le point de vue frontal sur le plateau et dans la rétine du spectateur », détaille Cindy Van Acker.

Si l’artiste évoque l’effort spirituel demandé à des jeunes danseurs, il ne s’agit pas uniquement des comptages harassants des temps lors de l’exécution d’un saut ou d’un mouvement. Mais comme le peintre américain Mark Rothko, elle veut moins toucher chez le danseur, et partant le spectateur, sa perception, mais son cheminement intérieur. Ainsi, comme l’Américain recommandait que ses toiles soient exposées sur des murs peu éclairés afin que leur lumière puisse irradier de leur profondeur, Magnitude se déploie souvent dans une faible luminosité.

On songe ainsi par instants aux grandes figures de la peinture abstraite abonnées au monochrome vibratile et d’une infinie profondeur : Mark Rothko dont les œuvres chantent à l’unisson et se renvoient l’une l’autre leurs harmoniques, comme les lignes ou grappes de danseurs dans Magnitude. Mais aussi Rodtchenko qui amaigrit ses formes et les réduits en plans, ce qui n’est pas sans ramener au travail de Cindy Van Acker. Comment ne pas songer également à Pierre Soulages, et ses monochromes noirs, pratiqués en microsillons géants où la couleur vibre et aux rectangles lumineux à faible variation d’intensité dus à James Turrell où l’on se trouve pris dans une atmosphère méditative ?

Séismes corporels et humains

Du séisme touchant Port-au-Prince et sa région (2010, magnitude 7,0 à 7, 3 ; 230 000 morts) à la catastrophe de Fukushima (2011, magnitude 9 ; 20’000 victimes), le titre « Magnitude » s’associe à une actualité tragique, celle des corps tremblés, secoués en désignant l’énergie libérée par un tremblement de terre. Ici, le corps est trace, tremblement intermittent où s’insinue en creux l’espace de sa disparition et de sa rémanence fantomale, le dilatant dans ces allées et venues entre le haut et le bas, l’étendant comme une pâte de chair lumineuse sur la toile de drames trop tôt oubliés.

Au détour de cette fascinante et exigeante proposition, on se dit que Magnitude dessine les lignes de corps en masse façon gymnastique rythmique à l’unisson marque par ses références plastiques et à l’histoire des grandes manifestations sportives de masse en plein air au sein de régimes autoritaires ou non. Cindy Van Acker, qui a collaboré avec le metteur en scène italien Romeo Castellucci, pour les parties dansées d’Inferno d’après Dante (Cour d’Honneur du Festival d’Avignon, 2009), signe ici l’une de ses réalisations les plus accomplies.

Bertrand Tappolet
Mix 12. Salle ADC des Eaux-Vives, 82 rue des Eaux-Vives. Jusqu’au 8 mars 2015. Rés. : 022 329.12.10. Site : www.limprimerie.ch. Photos des chorégraphies Magnitude et In Your Rooms : Gregory Batardon.