Malheureux qui comme Ulysse

THÉÂTRE • Alexa Gruber, dont le père est un ancien GI revenu traumatisé du Vietnam, monte pour la première fois en terre romande le dramaturge et poète Dimìtris Dimitriàdis. Son « Homériade » interroge la mythologie grecque, le retour d’un vétéran autant héros incompris que criminel rejeté de la Guerre de Troie et l’identité de tout un pays qui fait naufrage.

Alexa Gruber, dont le père est un ancien GI revenu traumatisé du Vietnam, monte pour la première fois en terre romande le dramaturge et poète Dimìtris Dimitriàdis. Son « Homériade » interroge la mythologie grecque, le retour d’un vétéran autant héros incompris que criminel rejeté de la Guerre de Troie et l’identité de tout un pays qui fait naufrage.

La pièce dit l’effondrement collectif d’une patrie trahie et celui, personnel, d’un guerrier qui n’est ni bienvenu ni reconnu au pays natal qui le sacrifiera. Puissamment poétique, l’opus propose trois monologues ici montés et resserrés : Ulysse (Christian Waldmann), Ithaque (Lolita Frésard) et Homère (Fanny Brunet), symbole du poète auquel « il manque sa personne » selon Dimitriàdis.

« Dénuée de ponctuation, cette écriture plastique est comme un long cri posant la tragédie dans une veine organique avec ses trois personnages archétypaux interrogeant le retour au pays natal. Il s’agit d’un montage des trois monologues qui conduisent une psychothérapie du tragique. Loin de jouer des personnages, les comédiens se laissent porter par une langue musicale en boucle tissée de répétitions. Il y a un volet autobiographique qui ramène au long exil de l’auteur en interrogeant l’impossibilité de rentrer chez soi et la relation d’amour-haine à la patrie, qui est aussi celle d’Ulysse.

Homériade est une pièce dirigée contre la nostalgie avec un Ulysse ne reconnaissant pas Ithaque. Le sentiment d’être étranger en sa cité ayant versé dans l’anarchie depuis vingt ans sans gouvernement, vient du fait notamment qu’elle est occupée par les prétendants. La scénographie fait aussi référence à ces complexes de vacanciers sur les côtes grecques, les spectateurs devenant les prétendants », explique la metteure en scène Alexa Gruber.

Le texte interroge la figure du héros et l’identité grecque ainsi que celle du poète, Homère qui (se) questionne sans avoir de réponse avec une fulgurante acuité. Homériade est l’épopée du non retour‚ du combat contre la nostalgie comme nécessité vitale de l’existence. Détournant le sens homérique de nostos‚ destination ultime de l’aventure humaine‚ Dimìtris Dimitriàdis montre le retour telle une contre-destination et son désir à l’égal d’une machine de désastre. La metteure en scène a voulu en rendre les dimensions sonores et charnelles comme une traversée animée de l’esprit et du corps. Mais aussi les échos plastiques en dialoguant avec l’œuvre de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere qui travaille sur l’isolement, la fragilité et le manque de protection.

Le dialogue retardé avec Ithaque pose la déliquescence d’une société hantée par une nostalgie contre-productive. Personnifiée, la ville se transforme en une amoureuse délaissée et possessive, rancunière et implorante. Ulysse ne récupère ici pas on trône comme au sein de L’Odyssée signée Homère. « Dans le premier monologue, c’est Ulysse qui arrive et qui tue Ithaque. Dans le deuxième, c’est le contraire. C’est le pays, c’est Ithaque qui attend son roi, son homme et qui le tue, qui le met en pièces », relève l’auteur. Il ajoute : « Ulysse et Ithaque, c’est un couple qui s’entredéchire. Il y a entre eux trop d’amour, de désir, de passion, trop de tendresse aussi. C’est la situation qui créée cet état de violence entre eux. »

Étranger au pays

Au Théâtre ABC, dans l’espace container d’une discothèque à laquelle le spectateur devenu prétendant fictif en écho au récit mythique de L’Odyssée, on accède par un toboggan. S’agit-il d’un dancefloor inspiré à la metteure en scène par la vision de L’Idiot de Dostoïevski mis en scène par Vincent Macaigne en novembre 2014 au Théâtre de Vidy, d’une matrice ayant créé et détruit Ulysse ou d’une géhenne, un séjour des morts, inscrit dans un non lieu en forme de tombeau ? La scénographie de la fable maintiendra les possibles ouverts jusque peu avant le terme du spectacle. Il est vrai que le nihilisme des personnages de Dostoïevski pour dresser un état des lieux de la désespérance d’aujourd’hui recoupent par instants les constats désabusés et rageurs filés dans Homériade.

Évoquant son travail d’écriture en 2009, le dramaturge témoigne de réactions de spectateurs grecs à l’écoute du monologue d’Ulysse, dont certains ayant vécu en Allemagne ou ailleurs pour y travailler, lui confiaient : C’est vrai. C’est comme ça. Quand on rentre, on l’impression de vouloir tuer notre pays ou d’être tué par lui. » L’auteur Dimitriàdis s’interroge : « Souffrir parce qu’on veut rentrer chez soi… Quel est ce pays qui nous accueille, dans lequel on veut revenir et dont on a une image plus ou mois réelle, plus ou moins fictive, plus ou moins construite par nos désir et nos sentiments ? Moi, dès mon retour, j’ai eu le choc de la désillusion. Peut-être, parce que c’était la dictature, peut-être parce que je faisais mon service militaire ».

La metteure en scène se dit intéressée par la projection d’une figure mythique dans un monde contemporain marqué par une Grèce bradée, spoliée et sous la férule de l’ultralibéralisme : « Ithaque, ce sont ces villages de pêcheurs transformés en complexes touristiques, c’est le triomphe du néo-libéralisme qui écrase tout sur son passage. Par contraste, Ulysse est un nostalgique du passé. » Elle conclut : « Aussi dans l’image du guerrier qui rentre au pays, il y a le fait qu’il est considéré comme un héros, alors qu’il a pu commettre des crimes atroces ailleurs. »

Langue remixée

Le rythme du langage, la façon dont il se condense pour ensuite s’effriter, sont des éléments qui passionnent la trentenaire Gruber dans l’écriture du dramaturge grecque, parce qu’ils donnent lieu à une grande beauté et à une puissance d’évocation tant poétique et intime qu’identitaire et politique. Dans Homériade, basée sur un principe de répétitions, puis de combinaisons – qui pourraient être infinies – de trois points de vues et plusieurs adresses scandées, la langue est de l’ordre de l’épique comme un lointain souvenir de L’Odyssée d’Homère dégageant un large éventail de sensibilités. Dont celle de DuNah, tandem de djettes électro milanaises performant ici live à bases de paysages sonores tour à tour inquiétants, atmosphériques, syncopés et hypnotiques, proches de la transe. Elles intègrent à leur feuilleté palimpseste, rumeurs marines, battements cardiaques, babilles enfantins et extraits texturés du film Hiroshima mon Amour signé par le duo Resnais et Duras. Le texte de cette dernière est resté dans les mémoires pour sa musique, pour le balancement de ses contraires (« Tu me tues, tu me fais du bien. » « Je te mens, je te dis la vérité… »). Comme chez Dimitriàdis, mais à sa manière, le style s’apparente plus à une envoûtante construction musicale qu’à une œuvre dramatique.

Au fil d’Homériade, on songe ainsi à l’écriture d’un Valère Novarina (Je suis), jetant sans laisse, ritournelles, mots de l’enfance tournoyant, paroles blasphématoires et prophétiques, énonciations apparemment contradictoires qui désorientent. Mais surtout culbute du sens se jouant de l’identité et de la figure humaine. « Je suis Ithaque et Ulysse Je ne suis pas Ulysse », entend-on dans le monologue du héros grec déchu faisant retour dans un désert à la Koltès. Ce chant épique parfois ardu et lyrique questionne l’identité, la possession, la patrie et l’amour. Il interroge aussi surtout l’autorité auctoriale et convie à un mystère prégnant. Le poète Homère n’y évoque-t-il pas les « rhapsodies Constamment je ne suis pas » ?

Admiré par Olvier Py qui le fit traduire et mettre en scène sous son ère directoriale au Théâtre parisien de l’Odéon ainsi que monté en grec (La Ronde du carré) lors du dernier Festival d’Avignon que Py dirige désormais, l’auteur d’Homériade est né en 1944 à Thessalonique. Lors de ses études à l’INSAS de Bruxelles, il écrit, en 1966, sa première pièce, Le Prix de la révolte au marché noir, que Patrice Chéreau monte à Aubervilliers en 1968. Il compose une œuvre dramatique riche et puissante qui arpente la psyché humaine confrontée à des situations extrêmes. Il est l’auteur grec contemporain le plus renommé. Il a écrit de plus d’une quarantaine de pièces et de recueils de poèmes et est le traducteur grec de Genet, Blanchot, Duras, Koltès, Bataille, Molière, Beckett, Cioran.

Paysage après la bataille

Par certaines dimensions, la figure d’Ulysse peut rejoindre celle de vétérans de guerres. A l’instar de milliers d’autres fantassins, son père, ancien soldat engagé dans le conflit vietnamien, a souffert de stress post traumatique et vu des ex-GI se suicider ou disparaître après les combats. Sa souffrance semble souvent indicible, car le sujet est encore largement tabou en famille, selon Alexa Gruber.

Elle peut néanmoins rejoindre celle exprimée par le vétéran de la guerre en Irak. Thomas Young. Gravement blessé en 2004, il est décédé en novembre dernier après avoir laissé un témoignage implacable contre une guerre qu’il juge illégale : « J’écris cette lettre pour le compte de ces vétérans dont le traumatisme et le rejet de soi causés par ce qu’ils ont vu, subi et commis en Irak les a poussés au suicide, et pour les soldats et marines en service actif qui commettent en moyenne un suicide par jour. J’écris cette lettre au nom de certains des 1 million d’Irakiens morts et au nom des innombrables Irakiens blessés. J’écris cette lettre au nom de nous tous – les déchets humains que votre guerre a laissés derrière, ceux qui passeront leur vie dans la douleur et les remords sans fin. » Animés par le butho qui leur a été transmis par un spécialiste du genre, le Français Dominique Starck, les comédiens ont sur le plateau, ici ces gestes crispés d’arbres morts, là une reptation de blessé pour Ulysse, combinant lenteur et minimalisme si présents dans la partition proche de la musique d’Homériade.

La pièce peut être vue comme un poème d’amour et de désir déchiré jusqu’au meurtre unissant autant que confrontant Ulysse et Ithaque devenue symptomatiquement Troie à la fin du monologue de la ville-femme. La démarche humaine et artistique d’Alexa Gruber peut, elle, s’identifier à un mouvement vital de reconnaissance et d’aveu aimant à un père dont le « sacrifice » et les souffrances n’ont pas été accueillis et reconnus.

Bertrand Tappolet

Homériade. Théâtre ABC, la Chaux-de-fonds. Jusqu’au 29 mars. Rens. 032 967 90 41 | www.abc-culture.ch

Photos d’Homériade : Compagnie Picnique Interdit