Les libérateurs de 1945 furent aussi des violeurs

La chronique féministe • Le 8 mai (le 9 en Russie), on a commémoré les 70 ans de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui fut la plus coûteuse en vies humaines de toute l’histoire de l’humanité. Cet anniversaire donne l’occasion de rappeler les différentes étapes du conflit, de voir ou revoir les images des crimes abominables commis par les nazis. Pourtant, il y a une chose qui fut longtemps occultée: les 2 millions d’Allemandes violées lorsque les Russes prirent Berlin, mais aussi les 14'000 femmes violées par les troupes américaines en Angleterre puis en Normandie (selon l’historien Robert J. Lilly), les 860'000 femmes et jeunes filles, ainsi que des hommes et de jeunes garçons violés par des soldats alliés à la fin de la guerre et dans la période d’après-guerre...

Le 8 mai (le 9 en Russie), on a commémoré les 70 ans de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui fut la plus coûteuse en vies humaines de toute l’histoire de l’humanité. Cet anniversaire donne l’occasion de rappeler les différentes étapes du conflit, de voir ou revoir les images des crimes abominables commis par les nazis: les squelettes vivants des camps, les abat-jour en peau humaine, les tonnes de cheveux, etc., de tenter de comprendre l’incompréhensible à travers des témoignages, des articles, des livres, des documentaires. Pourtant, il y a une chose qui fut longtemps occultée: les 2 millions d’Allemandes violées lorsque les Russes prirent Berlin, mais aussi les 14’000 femmes violées par les troupes américaines en Angleterre puis en Normandie (selon l’historien Robert J. Lilly), les 860’000 femmes et jeunes filles, ainsi que des hommes et de jeunes garçons violés par des soldats alliés à la fin de la guerre et dans la période d’après-guerre. «Ça s’est produit partout», écrit dans son ouvrage Als die Soldaten kamen (Lorsque les soldats arrivèrent, Ed. DVA, 2015) l’historienne allemande Miriam Gebhardt.

Contrairement à la propagande nazie, qui défendait le mythe d’une armée saine, des viols à grande échelle ont été commis par l’armée allemande. On estime à 10 millions les femmes soviétiques qui furent violées par la Wehrmacht, et à un million les enfants nés de ces viols.
Quand les Russes déferlent sur Berlin, fin avril 1945, les femmes se terrent, en compagnie des enfants et des vieillards, dans l’obscurité des caves. Les soldats russes, souvent des paysans venus de Sibérie, du Caucase ou de Mongolie, veulent des femmes, symboles de leur victoire sur l’Allemagne hitlérienne. Mères de famille, adolescentes, sexagénaires, toutes sont bonnes à prendre. Maintes Berlinoises seront extirpées de leur souricière et traînées dans les couloirs, les annexes des caves, les cages d’escalier, pour y être violées. Les historiens évoquent 100’000 viols commis à Berlin entre avril et septembre 1945. Beaucoup sont mortes, tuées, n’ayant pas survécu à leurs blessures ou suicidées. Chaque famille allemande porte, de près ou de loin, ce drame en mémoire, mais personne n’a jamais osé en parler (surtout à l’Est, où critiquer le «grand frère» russe était défendu). L’humiliation, la honte, la douleur étaient trop fortes, le tabou paraissait insurmontable. D’autant qu’au regard des crimes commis par les nazis, un interdit tacite empêchait les Allemand-e-s d’évoquer les souffrances endurées pendant la guerre : on les aurait aussitôt accusé-e-s de révisionnisme.

La parole commence enfin à se libérer. Pour la première fois au cinéma, le film Anonyma, eine Frau in Berlin, réalisé par Max Färberböck en 2008, aborde la question des viols massifs commis par les Russes en 1945. C’est une adaptation d’Une femme à Berlin (Gallimard, 2006), le journal intime tenu entre le 20 avril et le 22 juin 1945 par Marta Hillers (1911- 2001), journaliste berlinoise âgée de 34 ans au moment des faits. Elle y relate le quotidien des habitants de la capitale nazie livrée aux Russes: absence d’eau courante et d’électricité, quête de nourriture, rationnements et pillages. Mais aussi, jour après jour, les viols qu’elle subit. Le film de Max Färberböck transforme en romance amoureuse une relation foncièrement pragmatique: celle que la journaliste berlinoise a recherchée et entretenue avec un major de l’Armée rouge, après avoir été violée à plusieurs reprises par différents «Ivan». Comme Marta Hillers, de nombreuses Allemandes ont usé de cette stratégie: quitte à être violée, autant l’être par le même à chaque fois, par quelqu’un dont l’autorité tient les autres à distance et qui assure protection et subsistance. «Les mères de famille, en particulier, y ont vu un moyen de nourrir leurs enfants», explique la journaliste Ingeborg Jacobs, qui vient de publier Freiwild (Proies, Ed. Propyläen, 2008), une enquête pour laquelle elle a rencontré près de 200 femmes. L’une d’elles raconte. Elle avait 9 ans lorsque les Russes arrivèrent dans le village de Vogelsdorf, non loin de Berlin, où sa mère avait décidé de se réfugier, après le bombardement de l’appartement berlinois de la famille. «Maman était particulièrement jolie, les Russes l’ont tout de suite repérée», se rappelle cette femme aujourd’hui âgée de 72 ans. «Dès leur arrivée à Vogelsdorf, ils sont venus trouver ma mère. Et puis ils sont revenus chaque nuit, braguette ouverte, pendant des semaines. J’entendais ma mère supplier, appeler au secours… jusqu’à ce qu’elle devienne la maîtresse d’un commandant, qui nous a pris sous son aile. Lorsqu’ils rentrent du front ou des prisons de guerre, les hommes se détournent de leurs femmes ou fiancées, parce qu’ils les jugent «sales et indignes», raconte Ingeborg Jacobs.

Aujourd’hui, il y a urgence à recueillir ces récits, car bientôt, toutes les victimes auront disparu. Pour la première fois en Allemagne, un appel à témoignages vient d’être lancé par le Centre de recherches psychiatriques de l’université de Greifswald, mais cette initiative n’a reçu aucun financement de l’Etat. «L’idée est de savoir comment ces femmes, qui n’ont jamais bénéficié du moindre soutien psychologique, sont parvenues à vivre jusqu’à aujourd’hui», explique le docteur Philipp Kuwert, qui dirige ce programme.
Le journal de Marta Hillers a d’abord été publié en anglais aux Etats-Unis, en 1954. Il faudra ensuite attendre 5 ans avant qu’une maison d’édition suisse alémanique en propose une version en allemand (aucun éditeur allemand n’a voulu du manuscrit). La publication fait scandale. La journaliste est accusée de s’être prostituée. «Les femmes violées sont toujours doublement frappées: d’abord par le viol, puis par le rejet de la société. Cette inversion de la culpabilité est typique de nos sociétés patriarcales», dénonce Monika Hauser, fondatrice et présidente de l’ONG «Medica Mondiale», qui a reçu en 2008 le prix Nobel alternatif de la paix pour son aide apportée aux femmes violées dans le cadre de conflits internationaux: Bosnie, Afghanistan, Congo…

Depuis l’Antiquité (l’enlèvement des Sabines, la guerre de Troie), le viol en temps de guerre est un moyen d’humilier le vaincu. L’histoire, toujours recommencée, où les femmes sont doublement victimes…

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