Corps oubliés de la «démence» made in China

Cinéma • Le cinéaste chinois Wang Bing parcourt la topographie d’un univers asilaire. Patiemment, «A la folie» prend le pouls de tranches de vie rassemblées qui donnent une image extraordinairement émouvante d’une humanité démunie à la dérive

Le documentaire d’immersion, A la folie, maintient le regardeur en haleine sur une durée de 3h47. Fait exceptionnel, il a été tourné dans un hôpital psychiatrique de la région déshéritée du Yunnan, au sud-ouest de la Chine sur une durée de deux mois et demi. Tournant artisanalement sans guère de moyens et dans une semi-clandestinité, Wang Bing, photographe de formation, triomphe dans les festivals européens depuis une décade raflant de nombreux prix. Celui qui travaille actuellement sur «le projet de filmer les vies, les histoires, de jeunes adultes entre 18 et 20 ans» fut ainsi l’objet d’une rétrospective partielle lors du dernier Festival Black Movie à Genève.

Son œuvre semble répondre, pour partie, au désir exprimé par l’ethnologue et historien français André Leroi-Gourhan: «L’essentiel est de rassembler les éléments qui permettront d’interroger l’homme avec une pertinence progressivement accrue et de savoir laisser, du moins provisoirement, des trous dans le tissu des hypothèses.» (Le Fil du temps). Bien des chemins mènent à l’hôpital psychiatrique chinois: dissidence, meurtre, violence, migration, inadaptation face aux tourbillons d’une société bousculée de toutes parts. A Yunnan, la réclusion y est plus subie que voulue. Une coursive et des chambres dortoirs ouvertes y sont le théâtre de l’existence, là où le corps nu, enfoui comme un vestige sous le duvet ne peut échapper au regard collectif. Le lit est alors une île accueillant deux hommes avec l’ombre des barreaux qui se reflètent sur les murs et les draps. Le plus jeune, apparemment «simple d’esprit» sourit. Le texte écrit annonce alors à l’écran: «Le Muet (Nom inconnu). En institution 6 ans». Et à son compagnon plus âgé qui chante «les collines sont toujours vertes…», «Li Yukun. En institution: 10 ans».

Temps long
Dans cette démarche filmique, on peut lire des échos croisés aux approches du réalisateur portugais Pedro Costa (La Chambre de Vanda) si attaché au quotidien des marginaux et des immigrés des quartiers populaires de Lisbonne, de José Luis Guerín (En construction), maître solitaire de l’avant-garde barcelonaise qui explore les articulations du temps et du langage cinématographique, et de la Cubaine Irene Gutiérrez (Hotel Nueva Isla) développant ce paradoxe entre enregistrement brut et travail de la matière, contemplation pure et dramaturgie du plan, cohabitation d’une objectivité apparente et d’une subjectivité profonde. Des échos qui se tissent, entre autres, dans le fait de fusionner l’architecture avec l’humain en construisant, pour partie, le film durant le tournage. Ce, avec un regard sensible à l’espace-temps d’un lieu et qui se rapproche, par instants, de celui d’un ethnographe. Formé aux arts plastiques et à la photographie, Wang Bing se révèle ainsi, à sa manière, en connivence avec les photographes français Philippe Bazin ou Mathieu Pernot qui développent des méthodes de réalisation fondées sur l’exigence d’une rencontre, d’une expérience partagée et d’une temporalité longue de travail, insoumise à des impératifs de rapidité et d’illustration. On songe aussi à la photographie sociale de Jean-Louis Courtinat, ancien assistant de Robert Doisneau, qui se veut pratique d’investigation, témoignant des foyers pour adultes handicapés ou des urgences de l’Hôtel-Dieu. Loin d’instruire un procès, ces documentaires, filmiques et photographiques, contribuent à la proposition de représentations alternatives à celles fournies notamment par les médias de masse qui ignorent et déforment souvent ce qui fait la richesse de la vie quotidienne.

Comme l’avance le critique de cinéma Emmanuel Burdeau, «l’homme de Wang Bing ne travaille plus. Il est au chômage, il est enfermé, il s’est retiré loin du monde marchand… Il ne travaille plus et pourtant il s’affaire sans cesse. Et dans cet affairement les gestes utiles, ceux qu’il accomplit pour assurer sa subsistance, sont impossibles à distinguer des inutiles, ceux qui tiennent de la manie, de l’habitude, du hasard ou, qui sait, de la folie. Les personnages de Wang Bing ne sont donc pas seulement des improductifs, par force ou par choix, par malédiction ou par bonheur. Ce sont des personnages pour qui la distribution du productif et de l’improductif a perdu son sens. La politique du cinéaste, s’il en a une, commence et finit peut-être là.»

Réalisme monumental et pertinence de l’approche non intrusive d’un milieu singulier et attrait pour la description incroyablement méticuleuse des conditions de vie de Chinois oubliés et laissés-pour-compte se conjuguent déjà dans le purgatoire déshumanisant au sein d’une nécropole ouvrière au quotidien harassant de A l’Ouest des rails (2003, 9 heures). Méditation sur le démantèlement d’un immense site industriel, une usine de métallurgie apparue à l’époque de l’occupation nippone à Shenyang, en Mandchourie. Et ses dilatés, tremblotants plans-séquences pris depuis un train, dessinant une économico-poétique de paysages en mutation. Depuis, Wang Bing a réalisé d’autres documentaires (Fengming, L’Homme sans nom, Les Trois Sœurs du Yunnan notamment). Sans oublier une éprouvante fiction tirée de faits réels, Le Fossé (2010) suivant la mort lente d’intellectuels et anonymes déportés en zone désertique dans la Chine maoïste des années 50-60. «L’hôpital d’À la folie a un point commun avec le camp de travail forcé du Fossé: ce sont des espaces de privation de liberté. C’est un thème qui a déjà été traité au cinéma, j’ai conscience que ce n’est pas une spécificité chinoise. J’ai notamment vu, à ce titre, Titicut follies de Frederick Wiseman, et j’aime ses films se déroulant dans des univers clos, comme La Danse, Le Ballet de l’Opéra de Paris. Il me semblait essentiel de porter à l’écran la présence des patients de l’hôpital, tout comme les travailleurs d’À l’ouest des rails ou les prisonniers du Fossé, par le registre de la fiction ; ce sont des oubliés de l’Histoire de la Chine».

Tout contre l’humain
Le protocole filmique mis en place par A la folie est simple. Sans indication quant au contexte de son internement ni voix off, une vingtaine de «patients» sont suivis individuellement un long moment dans leurs faits, menus gestes, levées de corps et sommeils quotidiens. Un sous-titre nous offre souvent son nom et sa durée de détention: dix, quinze, vingt ans… La caméra portée alterne au gré de leurs déplacements entre le couloir du premier étage grillagé, les chambres vétustes et dénuées de chauffage et la salle télé. Une fois seulement, la caméra se pose dans la cour, pour un véloce et animal déjeuner.
A la toute fin, on apprend que des criminels de droit commun y côtoient des opposants politiques sans que la catégorie «aliénés» ne soit soumise à une quelconque étude ou mise en perspective sociologique voire comportementale. Le film nous suggère qu’il n’y a rien d’aussi flou, mouvant, discutable que les maladies mentales, les dérèglements de l’esprit et surtout la folie. Le seuil de la normalité, de l’équilibre psychique est ainsi fonction de la tolérance du groupe social.

Ces lieux sont une fenêtre sur l’inconscient des gestes reconduits comme cette manière obsessionnelle chez un homme d’écraser des mouches – imaginaires ou non – contre la paroi, L’indicible et le corps ouvert de cicatrices de combats avec la vie au chevet desquels se met patiemment Wang Bing. «Ce patient oublie beaucoup de choses. Il peut par exemple lacer ses chaussures, les délacer et les lacer de nouveau un grand nombre de fois. Son obsession n’est pas tant liée à l’eau qu’au fait de répéter les mêmes gestes en permanence», explique le cinéaste dans un entretien réalisé par Nicolas Thévenin et Tifenn Jamin. D’où cette impression tenace de mise en boucle de vies, des gestes minimalistes et sériels, d’activités diurnes et nocturnes hors de tout travail rémunéré et de fonctionnalité économique, d’hommes répétant leurs trajectoires mutiques comme au gré d’un ruban de Moebius. «Tel est le pouvoir de la folie: énoncer ce secret insensé de l’homme que le point ultime de sa chute, c’est son premier matin, que son soir s’achève sur sa plus jeune lumière, qu’en lui la fin est recommencement», écrit le philosophe français Michel Foucault (Histoire de la folie…).

Dans l’hôpital psychiatrique chinois, il y a rarement de l’agitation incontrôlée, comme cette femme qui depuis une partie du bâtiment inaccessible aux hommes en contrebas hurle: «Viens me baiser». Tout au plus une course dans le sillage d’un homme torse nu qui se défoule à la poursuite d’un improbable record, à parcourir la coursive, au pas de course, emmenant dans son sillage le cinéaste portant son objectif mouvant à hauteur intermédiaire, celle du ventre. Entre lumière amniotique orangée et passages au vert-blanc, on est alors proche de la photo de nombreuses fictions asiatiques. Mais le «marathonien» est rapidement rattrapé par la désespérance d’un corps qui se délite et les défis d’une mort volontaire: «Ça fait tellement mal que tu ne veux plus vivre… Cette route est une impasse. Qui peut vivre dans un trou du cul pareil?

Hors sa longueur, ce long-métrage ne s’inscrit pas résolument dans le sillage de l’œuvre du documentariste américain Frederick Wiseman dont son premier film Titicut Follies (1967) aborde l’univers asilaire et singulièrement les conditions d’emprisonnement des criminels à la prison d’Etat psychiatrique de Bridgewater au Massachusetts. Contrairement à Titicut Follies, le personnel soignant est ainsi fort peu présent hors des séances de distribution d’une «médication». Elle participe d’une véritable camisole chimique visant à abrutir les résidents placés ici par des proches ou l’Etat et dont on ne sait s’ils sortiront vivant un jour avec la moindre chance d’une hypothétique (ré)insertion.

Corps à corps
La réalisation concentre son regard sur la personnalité et le comportement corporel de l’individu, plus empathique et compassionnel que l’on pourrait l’imaginer, dans un espace éminemment contraint, où les êtres ne peuvent esquisser quelques pas sans buter sur d’autres internés. Nulle surprise alors à ce que pour Wang Bing, les corps soient «essentiels, car ce sont eux qui racontent l’histoire. Ce qui est primordial pour moi ce sont les mouvements, il n’y a pas que les visages. La pensée morale, c’est la différence essentielle entre les animaux et les hommes. A la fin du film, quand un jeune homme est assis sur un banc avec un malade plus âgé, on voit qu’il y a un lien d’amour qui s’est développé entre eux, mais il y a aussi un respect moral, car il prend soin de lui.»