Sankara, le premier des hommes intègres

Afrique • Anti-impérialiste, panafricaniste et tiers-mondiste, l’étoile du dirigeant Thomas Sankara qui dirigea la révolution burkinabé de 1983 jusqu’à son assassinat en 1987 continue de briller. Spécialiste de cette période et militant, Bruno Jaffré revient sur son parcours. Interview

Thomas Sankara reste une référence politique majeure de la lutte sociale comme on le voit encore sur des peintures murales au Burkina.

Les positions de Thomas Sankara contre le colonialisme et le néocolonialisme, la mise en place d’un modèle économique de développement endogène, basé sur la mobilisation des ressources et des forces sociales internes et l’utilisation des savoirs et expériences accumulés par le peuple d’un pays, sa promotion des femmes dans la société en font encore un modèle d’alternative face au néolibéralisme. Spécialiste mondialement reconnu de Thomas Sankara, auteur d’une biographie et animateur du site www.thomassankara.net, Bruno Jaffré fait le bilan.

Comment a commencé la révolution impulsée par Thomas Sankara au Burkina Faso, avec quels objectifs et quelle base populaire?
Bruno Jaffré: La révolution impulsée par Thomas Sankara et ses camarades résulte en réalité d’un long processus, propre aux crises prérévolutionnaires. Après l’indépendance, le pays a connu plusieurs régimes, qui ont tous fini par décevoir les populations urbaines les seules véritablement impliquées dans la vie politique. Dans les campagnes, où résidait une très forte majorité de la population, il suffisait de s’adjoindre les chefferies locales pour obtenir les voix des populations sur lesquelles régnaient leurs influences, ce qui ne peut être assimilé à une adhésion politique. Tous ces régimes dirigés par des partis politiques différents mais issus pour la plupart du Rassemblement démocratique africain (RDA), le parti d’Houphouët-Boigny ont déçu pour leur incapacité à faire sortir le pays du sous-développement, et à lutter contre la corruption généralisée. Petit à petit les étudiants partis étudier en France ou à Dakar, où beaucoup s’investissaient au sein de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), sont initiés aux idées révolutionnaires non sans un certain dogmatisme. Le Parti africain de l’indépendance (PAI), marxiste, fut créé au Burkina peu avant l’indépendance et eu rapidement une forte influence sur la petite bourgeoisie intellectuelle urbaine. C‘est de ce parti, ou de ses différentes scissions que sont issus de nombreux futurs cadres de la révolution. Le PAI clandestin avait créé une organisation de masse la LIPAD, légalisée qui lui permettait de développer un discours anti-impérialiste.

C’est à travers les syndicats très représentatifs et combatifs, que se développait en parallèle le combat politique, le PAI se donnant pour objectif de reprendre la direction aux partisans de Ki Zerbo, représentant alors la social-démocratie.
Enfin différents coups d’Etat ont permis une clarification de l’armée, d’abord l’exclusion des officiers issus de l’armée coloniale, puis l’arrivée d’officiers ayant fait des études supérieures, souhaitant moderniser l’armée. La succession de coups d’Etat à partir de 1980, introduisait le combat politique en son sein. Les idées révolutionnaires vont y pénétrer petit à petit grâce au charisme personnel de Thomas Sankara, déjà gagné aux idées révolutionnaires, par des amitiés et un contact permanent avec les dirigeants des organisations marxistes clandestines.

Gabegie dans la gestion de l’Etat, déconsidération des partis politiques traditionnels, crise économique, crise politique, pénétration des idées révolutionnaires, tels sont les ingrédients, qui ont permis la prise du pouvoir par Sankara en 1983. L’armée se chargeant d’une ultime clarification en son sein par un affrontement victorieux des secteurs révolutionnaires de l’armée au détriment de ceux, de la même génération, qui prônaient le retour au passé, ce qu’ils appelaient «la vie constitutionnelle».

La base de la révolution reposait essentiellement sur les jeunes chômeurs, issus de l’exode rural, la petite bourgeoisie intellectuelle, les fonctionnaires, et une partie de l’armée. Thomas Sankara tentera vainement de faire de la paysannerie une classe dans la révolution, sans jamais y parvenir, même s’il semble bien qu’il était populaire aussi parmi les paysans. Ces réalités objectives portent en elles-mêmes les prémices de difficultés que rencontrera la révolution.

Qu’est ce que la révolution a représenté pour le Burkina Faso et quelles étaient ses réalisations?
La révolution a représenté un espoir pour le contenu, la concrétisation de ce qu’en Afrique, on peut aussi choisir une voie originale de développement autocentrée, basée sur la satisfaction des besoins en s’appuyant sur le développement de filières transformant les produits locaux sur place, tout en développant un marché intérieur. Les réalisations sont nombreuses, en termes quantitatifs, construction de barrages, d’écoles, de centre de santé, réouverture d’usines abandonnées, augmentation de la production, et surtout de la transformation sur place des matières premières, développement du secteur coopératif, mais aussi en termes qualitatifs, dignité retrouvée, fierté nationale, réactivation de la culture nationale et régionale.

Qu’est-ce qui fait l’originalité de la pensée révolutionnaire de Sankara et du modèle de socialisme qu’il avait commencé à édifier?
Thomas Sankara n’a jamais parlé de socialisme, il a souvent nié être marxiste, mais a reconnu s’en inspirer face à des interlocuteurs cubains. Son originalité repose sur une certaine rupture avec le dogmatisme propre à d’autres dirigeants de la région se déclarant marxistes. Cela tient à sa personnalité propre, sa sensibilité par rapport à la misère, la proximité avec la réalité de son peuple qu’il a cultivée de façon volontariste, lui permettant de savoir quels étaient ses besoins et comment le mobiliser. Ce qui n’est guère connu par exemple, c’est qu’au début de la révolution, la population a été appelée à se réunir partout localement et à exprimer ses besoins. Mais aussi et surtout ce qui est fondamental, c’est que le mot d’ordre était qu’elle devait avant de demander de l’aide déterminer ce qu’elle était capable de faire elle-même, avec ses moyens et de s’y atteler sans tarder. Il y a là une pédagogie de la révolution: nous sommes pauvres, mais notre dignité passe avant tout. Elle nous impose de nous prendre en charge dans la mesure où c’est possible avant de demander de l’aide à d’autres. C’est ce qui permit la construction de nombreuses retenues d’eau, les gros barrages restant à la charge de l’Etat, mais avec aussi la participation de la main-d’œuvre locale.

La place de la jeunesse est fondamentale et montre la connaissance de son pays. Les jeunes sont souvent considérés comme adultes tardivement, surtout bien sûr à la campagne mais pas seulement. Ce qui est un frein au développement des forces productives dans la mesure où, bien que plus ouverte aux méthodes nouvelles, elle se trouve freinée dans son énergie, sa volonté d’aller de l’avant et de prendre des initiatives. Thomas Sankara a contribué à la libérer de ses carcans, donnant une grande place à la jeunesse lui donnant des responsabilités et conférant une très grande énergie à la révolution.

Un précurseur de l’altermondialisme

Thomas Sankara est resté célèbre pour ses prises de positions très fermes au sujet de l’impérialisme et de la dette illégitime. Quelle était sa pensée à ce sujet et en quoi reste-t-elle très actuelle de nos jours ?
Thomas Sankara reste le précurseur de ce qu’on appelle aujourd’hui l’altermondialisme, la lutte contre la mondialisation libérale. A la recherche de financements extérieurs, il a expérimenté les négociations avec le FMI et la Banque Mondiale qui commençaient à introduire les plans d’ajustement structurel. Il a vite compris le rôle que jouaient les institutions de Bretton Woods:soumettre les peuples plutôt que de les aider à se développer, faire rembourser les dettes quel qu’en soit le prix, ce que vit la Grèce aujourd’hui, au détriment des choix nationaux. La rupture était inévitable. Le FMI et la BM voulaient bien prêter de l’argent à condition que le Burkina se soumette aux projets imposés par le FMI au détriment des choix nationaux. Le discours de Sankara sur la dette est le plus connu parce qu’il est disponible en vidéo bien sûr, mais aussi parce qu’il est le plus actuel, puisqu’il explique les mécanismes par lesquels ces institutions tentent de soumettre les peuples.

Comment et pourquoi l’expérience sankariste a si rapidement et brutalement pris fin en 1987? Quelle est l’implication de l’impérialisme dans cette fin tragique?
Il y a bien sur des conditions internes et des réalités objectives, ce que j’ai développé plus haut. La base révolutionnaire n’était pas si large que ça et l’opportunisme des «nouveaux révolutionnaires» gagnait, car finalement le pouvoir, personnifié par Sankara les empêchait de profiter de leur situation pour s’enrichir. Une fronde s’est développée en interne par des groupes pseudo-marxistes qui voulaient éclaircir encore les rangs de la révolution en faisant de nouvelles purges. Alors qu’à la même époque, Sankara, fort de son expérience très riche à la tête du pays, tentait une pause, pour réfléchir et tenir compte des erreurs, et consolider les acquis, unifier les révolutionnaires dans un même parti acceptant le pluralisme des idées. En réalité on l’a vu plus tard, l’essentiel des frondeurs ne souhaitait que se débarrasser de Sankara pour pouvoir s’enrichir. Ils ont donc fait alliance avec Blaise Compaoré qui disposait de la force militaire pour se débarrasser de Sankara.

Mais plus fondamentalement, Sankara, qui se refusait à prendre des initiatives pour se défendre contre tout complot, était devenu dangereux pour les intérêts occidentaux. Le Burkina ne comptait pas tant pour les affaires que pouvaient y faire les multinationales. Mais la réussite économique qui se profilait, la popularité qui se développait dans les pays voisins pouvaient déstabiliser les régimes voisins, pour la plupart néocoloniaux. Le Burkina devenait un danger par la valeur d’exemple, qu’il était devenu, par l’intégrité de ses dirigeants, leur engagement pour sortir le pays du sous-développement, et la lutte contre la corruption.

Plusieurs témoignages évoquent la participation de la France et de la CIA à un complot. Les plus importants proviennent de compagnons de Charles Taylor, dont on sait aujourd’hui qu’il a été un moment un agent américain. L’assassinat de Thomas Sankara, comme l’a souligné François Xavier Verschave, signe en réalité une alliance hétéroclite pour des raisons différentes, mais dont les intérêts convergeaient passagèrement à l’époque entre la Côte d’Ivoire d’Houphouët Boigny, Charles Taylor venu chercher de l’aide au Burkina, qu’il trouvera, auprès de Blaise Compaoré, la Libye de Kadhafi, soutenue par la France. Une alliance conjoncturelle qui va déclencher l’effroyable guerre au Libéria.

Quel est aujourd’hui l’héritage de Sankara dans le Burkina Faso? Quel est le poids politique de ses idées et du symbole qu’il représente?
La jeunesse au Burkina et au-delà se réclame massivement de Thomas Sankara. Elle s’est engagée dans l’insurrection répétant à plaisir cette phrase de Thomas Sankara: «l’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte, ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort». Une organisation comme le balai citoyen, s’en inspire ouvertement. Par exemple les membres de cette organisation s’appellent les cibal (comme citoyen balayer) et Thomas Sankara en a été déclaré «le premier Cibal». Ils se sont organisés en clubs de quartier reproduisant des activités propres au CDR, comme les travaux d’intérêt commun. La plupart des organisations de la société civile, issues de l’insurrection, se réclament pratiquement toutes de Thomas Sankara. Il y a désormais une branche associative du sankarisme et une branche politique constituée des partis qui se réclament du sankarisme mais qui malheureusement ont les plus grandes difficultés à s’unir, d’où une certaine défiance d’une partie de la jeunesse envers le sankarisme politique.

Vous êtes actif, entre autres, pour la campagne «Justice pour Sankara justice pour l’Afrique». Que pourriez-vous dire au sujet de cette campagne?

Il s’agit d’obtenir la vérité et la justice pour l’assassinat de Thomas Sankara. Nous demandons aussi l’ouverture des archives de l’époque. Nous avons constitué un réseau international, nous avons lancé des pétitions, organisé des conférences de presse à Paris et à Ouagadougou, organisons des débats. Nous avons obtenu que des députés déposent une demande de commission d’enquête parlementaire en France, mais elle n’a toujours pas été mise à l’ordre du jour. Tout récemment, Mariam Sankara est venue rencontrer plusieurs députés, accompagnée de son avocat et de membres de notre réseau ce qui nous a permis une certaine médiatisation de l’affaire Sankara en France. Personnellement, en tant que citoyen français il me semble normal de demander des comptes sur le passé de mon pays.

Plusieurs témoignages évoquent une participation française à un complot, nous voulons savoir ce qu’il en est. Aujourd’hui le développement de l’amitié entre la France et le Burkina passe par l’ouverture des archives et une commission d’enquête parlementaire pour déterminer si la France a participé à ce complot. Nous espérons de la même façon que des sénateurs américains engagent une procédure similaire afin de déterminer si la CIA est impliquée. Notre réseau rassemble aussi des citoyens de différents pays en Afrique et en Europe essentiellement, tous animés par la volonté de faire connaître les réalisations de la révolution burkinabé, et la vérité sur son assassinat.

Cette dernière initiative a obligé certaines personnalités influentes à s’exprimer publiquement. Ainsi M. François Loncle, député du parti socialiste et président de groupe parlementaire d’amitié franco-burkinabè, s’est déclaré opposé à toute enquête sur tout assassinat effectué sur un territoire étranger. Nous lui rétorquons que c’est une enquête parlementaire du parlement belge, qui a permis de savoir les détails de l’assassinat et de la disparition de Patrice Lumumba. L’affaire Sankara est une affaire nationale au Burkina, et la France, si elle a la volonté que se développe l’amitié entre les pays de soit de participer à la recherche de la vérité.

Entretien paru dans l’Encre Rouge