TiSA veut passer sous les radars

Tractations secrètes • L’accord sur la libéralisation des marchés de services est négocié cette semaine à Genève par une cinquantaine de pays, dont la Suisse. Il menace notamment les services publics.

La résistance contre le traité néolibéral Tisa a mobilisé de nombreux militants à Genève, qui s’opposent à un libre-échange sans règle , ni contrainte au profit des seules multinationales. ©Carlos Serra

7 juillet 2015, devant l’ambassade d’Australie à Genève, 9 heures 30. Les manifestants réunis ici depuis une heure à l’appel du comité Stop-TiSA sont priés par la police cantonale de quitter les lieux. Il ne faut surtout pas déranger les grands messieurs qui vont discuter dérégulation et gros sous. C’est en effet la Suisse qui, une fois n’est pas coutume, accueille des négociations discrètes et feutrées dont les animateurs s’accommodent avec satisfaction du fait de pouvoir passer sous les radars. Pourtant, ce qui est en jeu cette fois-ci mériterait de la part de l’opinion publique une attention des plus soutenues. Le TiSA est censé permettre la levée des barrières juridiques et administratives propres aux pays concernés qui empêchent encore la libéralisation des services, c’est-à-dire le passage en mains privées de ce qui est aujourd’hui dans le giron du secteur public. Si dans le cadre des accords à visées similaires négociés à l’OMC (AGCS), la multilateralité des discussions freine l’empressement des dérégulateurs à faire sauter tous les garde-fous, les pays réunis dans TiSA sous l’égide américaine (les «très bons amis des services») cherchent à donner un coup d’accélérateur pour conclure un traité qui imposerait de nouveaux standards à toutes les autres économies du monde obligées dès lors de prendre le train en marche. Sont ainsi concernés les services financiers, les assurances, tous les types de transport, la poste, les télécommunications, la radio et la télévision, les services informatiques, le commerce de gros et de détail, l’énergie, l’eau, le traitement des ordures, la restauration, la santé, l’éducation, etc.

Des signes qui ne trompent pas
Dans ce cavalier seul des lobbyistes des multinationales, deux éléments caractéristiques devraient suffire à mettre la puce à l’oreille du citoyen averti. D’une part, il y a dans TiSA, d’après la première mouture de l’accord qui a fuité récemment sur Wikileaks, une véritable volonté d’un verrouillage en règle non seulement par rapport à la capacité d’intervention de la puissance publique, mais également pour rendre impossible à défaire des décisions trop favorables aux acteurs privés. La clause du «statu quo» gèlerait la législation en vigueur, rendant impossible toute avancée sociale. La clause «crémaillère» empêcherait le retour en mains publiques d’un secteur, même en cas de dysfonctionnement grave. Enfin, un critère de «nécessité» ferait sauter toute réglementation étatique au nom de la sacro-sainte «liberté du commerce». Par ailleurs, le black-out total qui règne autour de ces négociations ne peut qu’inquiéter, si le cycle de Doha, où l’on discute l’AGCS, se déroule encore plus ou moins dans la lumière, la session sur TiSA qui se tient à Genève dans la semaine du 6 au 10 juillet ne cherche pas à faire de vagues, pardonnez l’euphémisme. Sur la cinquantaine de pays participants, seuls la Norvège, l’Islande et la Suisse ont publié leurs propositions et desiderata pour le traité. La Confédération défendrait ainsi une liste d’ «exclusions», comprenant notamment les secteurs de la santé, des postes ou de la formation. A voir comment évolue la situation hospitalière dans le canton de Neuchâtel, on ne saurait dire si c’est une bonne nouvelle, d’autant plus que ce système de «listes» censé faire passer la pilule auprès des pays un tant soit peu soucieux de leur opinion publique semble, d’après les mêmes documents ayant fuité sur internet, être agrémenté d’annexes sectorielles annulant l’effet des dites «exclusions».

Un pas de plus vers le féodalisme
Les mandats confiés aux négociateurs de TiSA interrogent sur la représentativité attendue lors de discussions d’un tel niveau. Si la présence systématique des lobbyistes anglo-saxons n’étonne plus guère, la pleine confiance votée par une nette majorité du parlement européen à des interlocuteurs comme le Medef pour la France passe pratiquement inaperçue. Comme dans le cas du TAFTA (traité transatlantique), la social-démocratie européenne applaudit des deux mains et adoube les négociateurs, se faisant se retourner dans leurs tombes Keynes et consorts. Il y a pourtant une grave dérive, un mouvement régressif constant qui voient un développement continu des intérêts privés, avec une tendance de ceux-ci à se concentrer toujours dans les mêmes mains, face aux intérêts des citoyens qui n’ont plus que leur vigilance et leur nombre à opposer au fléchissement de la puissance publique. C’est un glissement qui s’opère insidieusement vers une nouvelle ère féodale où le duc de Monsanto croisera désormais le fer avec le comte de Nestlé, où les petits seigneurs locaux s’arrangeront toujours pour pressurer un petit peuple divisé et désarmé par sa propre négligence et où des «cours d’arbitrage» rendront le «jugement de Dieu» au vu et au su de personne.