«The Times They Are a-Changin» (Les Temps changent) (1964), une chanson d’espérance de Bob Dylan

La chronique de Jean-Marie Meilland • En 1964, durant une phase de grande mutation culturelle et politique, Bob Dylan faisait paraître, dans un album du même nom, la célèbre chanson The Times They Are a-Changin' (Les Temps changent)1. C'est avec une tonalité prophétique et sur une musique rythmée évoquant une marche conquérante que le jeune poète appelait à prendre conscience de transformations profondes et imminentes, censées tout emporter sur leur passage...

En 1964, durant une phase de grande mutation culturelle et politique, Bob Dylan faisait paraître, dans un album du même nom, la célèbre chanson The Times They Are a-Changin’ (Les Temps changent)1. C’est avec une tonalité prophétique et sur une musique rythmée évoquant une marche conquérante que le jeune poète appelait à prendre conscience de transformations profondes et imminentes, censées tout emporter sur leur passage.

Si la chanson proclame que «les temps changent»2, ce qui frappe 50 ans plus tard c’est combien les temps ont effectivement changé. On a quitté le grand enthousiasme qui traversait alors de larges régions du monde. D’importants segments des sociétés, notamment dans la jeunesse, croyaient fermement qu’allaient s’édifier des sociétés plus justes et plus libres, que les pays pauvres allaient s’émanciper pour connaître un vrai développement, que le racisme et l’intolérance allaient s’effacer et que les guerres impérialistes allaient se terminer. Aux Etats-Unis on arrivait au terme de longues années de lutte pour les droits civiques des Afro-Américains, et c’est entre autres pour eux qu’on pouvait dire que «le perdant d’aujourd’hui demain serait gagnant».
D’une certaine façon, le message de la chanson s’est bien réalisé, même si ce n’est pas au sens prévu par la jeunesse contestataire des années 1960. Car c’est hélas surtout le néolibéralisme qui s’est montré révolutionnaire. Depuis 30 ans, si «la ligne est tracée», c’est celle de l’expansion mondiale du capitalisme et de l’individualisme consumériste. S’il faut «se mettre à nager», c’est pour faire face à ces mutations permanentes qui ont inventé de nouvelles technologies dépassées dès leur mises en vente, qui ont fermé les mines et les centres sidérurgiques, qui ont créé l’économie financière et ses spéculations sans fin, qui ont délocalisé les entreprises, qui ont affaibli les lois, les frontières et tout ce qui protégeait citoyens et travailleurs. Depuis lors, il est vrai que «l’ordre est en train de s’effondrer rapidement», mais ce qui disparaît, c’est un ordre humain où régnaient des significations et des solidarités. Et «la bataille qui fait rage» est celle des multinationales qui se livrent une concurrence acharnée.

Si une strophe s’est réalisée d’un point de vue progressiste, c’est celle qui parle des changements dans la famille, celle qui s’adresse aux «pères et mères» qui «critiquent ce qu’ils ne peuvent comprendre». Ce n’est pas étonnant quand on constate qu’aujourd’hui les seules claires avancées à enregistrer se situent dans le domaine sociétal. Dylan exprime avec une sobre et vive éloquence ce processus qui depuis quelques décennies fait que les enfants sont «au-dessus de l’autorité» des parents. Il est assurément positif que l’âge et la relation familiale ne puissent plus justifier un contrôle étroit sur les jeunes, l’imposition qui leur était faite d’idées religieuses, morales et politiques ainsi que souvent d’un métier. La parole des plus anciens n’est plus le dernier mot dont on n’était émancipé qu’au moment où, soi-même parent, on pouvait à son tour exercer le même pouvoir presque absolu sur ses propres enfants.
«Les temps changent» pourtant envisageaient aussi d’autres évolutions qui ne se sont pas produites. «Le perdant d’aujourd’hui qui gagnerait demain» était sans doute aussi le salarié mal payé et maltraité. Or sa situation ne s’est guère améliorée quand on assiste aujourd’hui à des attaques répétées contre le droit du travail, à une augmentation du nombre des emplois précaires, à l’affaiblissement des syndicats et au renvoi aux calendes grecques de tout accroissement de l’influence des travailleurs dans les entreprises. Il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui «celui qui est lent» ne devient pas «rapide». Celui qui est lent est relégué dans les zones sinistrées et c’est le cadre connecté oeuvrant notamment dans la finance qui est le plus rapide. Quant au «premier d’aujourd’hui», en 50 ans, et malgré la proclamation du poète, il n’a jamais été «dernier», les milliardaires et millionnaires devenant toujours plus riches face aux défavorisés, ceci dans le monde entier.

Comme tout texte poétique, la chanson de Dylan peut ainsi se comprendre de diverses façons. En tout cas, elle comporte encore une dimension d’espérance de vraie libération. Les changements considérables et destructeurs que le néolibéralisme a apportés ne sont pas les seuls qu’on doit escompter. Il existe des changements plus profonds, émancipateurs, que la chanson When The Ship Comes In, tirée du même album, évoque aussi: «Un chant s’élèvera/Quand on tournera la grand-voile/…/Et le soleil respectera/Chaque visage sur le pont/L’heure où le bateau viendra»3.
Des chansons de ce genre ne seraient sans doute plus composées actuellement. Même si le monde est aujourd’hui en perpétuel bouleversement, personne ne le célèbre, on ne s’en vante pas. Car, à part chez les transhumanistes prêts à devenir des robots pour être immortels, on ne vit plus dans l’enthousiasme. Faire des affaires, toujours plus d’affaires, gagner toujours plus sur les autres simplement pour gagner, ce n’est guère exaltant, c’est sans doute surtout vide et fatigant. Le ton de ces deux chansons de Dylan correspond à une période où l’on était capable de générosité. On savait, au-delà de la morne liste des succès financiers et commerciaux, penser à la construction d’un monde meilleur. On n’avait pas remplacé la méditation sur le monde par la seule vénération du tiroir-caisse. On savait se laisser motiver par le sentiment, et l’émotion donnait à l’imagination la force de dessiner une autre société. Certains se réjouissent qu’il n’y ait plus de «grands récits», c’est-à-dire qu’après les échecs du socialisme réel, on ait très largement renoncé à imaginer autre chose. Le résultat est pourtant la généralisation de pratiques sans but sinon le profit et l’exhibition d’un luxe tapageur sur le dos des pauvres du Nord et du Sud.

Il est essentiel pour la gauche radicale, et pour toutes celles et ceux qui refusent d’être détruits par ce système, de retrouver l’enthousiasme d’un mythe permettant de se projeter dans l’avenir: car le mythe met en mouvement le sentiment sans lequel, même avec les meilleures idées, on n’a pas la force des grandes actions.

1 On peut écouter une interprétation en public enregistrée en 1965 au Free Trade Hall de Manchester :
https://www.youtube.com/watch?v=zJlhRZg7aIM; on peut aussi se reporter aux paroles de l’adaptation française d’Hugues Aufray: http://chansons-fr.com/base-de-donnees/paroles.php?html=hugues_aufray-les_temps_changent
2 J’ai tenté moi-même la traduction des passages cités. J’en ai parfois un peu modifié la syntaxe pour les intégrer dans mes phrases.
3 On peut écouter la belle interprétation de Dylan et Joan Baez lors de la marche sur Washington en 1963:
https://www.youtube.com/watch?v=nRffIeHPlRw