« Il faut reprendre le contrôle sur la finance! »

Finance • Dans son livre «Quand les banquiers font la loi», le politologue et historien Yves Sancey revient sur les origines du système très faible de contrôle des activités financières en Suisse. Un ouvrage qui permet notamment de mieux comprendre l’apparition de crises telle que celle de 2008, dont les leçons n’ont toujours pas été tirées. Interview.

Yves Sancey est Docteur en Sciences politiques de l'Université de Lausanne.
Yves Sancey est Docteur en Sciences politiques de l’Université de Lausanne.

Au début du 20ème siècle, la place financière suisse est en plein développement, dans un monde dominé par un libéralisme total. Dès la fin des années 20 un système d’«autorégulation» des banques commence toutefois à se mettre en place. C’est sur les origines et les conséquences de celui-ci jusqu’à aujourd’hui que s’est penché Yves Sancey dans son travail de thèse, dont est issu l’ouvrage qu’il publie aujourd’hui.

Quelles sont les particularités de ce système d’autorégulation?
Yves Sancey: Il s’agit d’un système où les banques s’autocontrôlent elles-mêmes, en lieu et place de l’Etat à travers des lois. L’Etat délègue en quelque sorte sa capacité législative. En Suisse, cela prend la forme d’accords ou gentlemen’s agreements (accord entre gentlemen), au départ oraux, entre la Banque nationale suisse (BNS) et les grandes banques, qui permettent de réguler l’activité de ces dernières. Le premier accord de ce type date de 1927.

Vous expliquez que l’apparition de ce système a un lien avec des protestations des milieux paysans et la montée du mouvement ouvrier…
Oui. Durant l’entre-deux-guerres, la Suisse devient une plaque tournante du capital. L’exportation de capitaux, qui peut atteindre des montants importants, a des répercussions sur la monnaie et les taux d’intérêt, ce qui touche directement les milieux paysans, souvent très endettés. Le mouvement ouvrier, qui a obtenu une meilleure représentation au parlement après la grève de 1918, attaque lui aussi les banques, qui ne font pas profiter leur force financière à l’industrie suisse. C’est pour contourner le lieu officiel où se prennent les décisions, soit le parlement, où ces deux forces menacent de légiférer, que cet espace «para-étatique» est mis sur pied.

Comment se concrétise-t-il?
La Banque nationale obtient des banques qu’elles s’engagent sur l’honneur, en tant que «gentlemen», à fournir les informations sur les flux de capitaux et à tenir compte de ses désirs. Elle peut par exemple demander à ce qu’une exportation de capital soit reportée ou que des compensations soient obtenues sous la forme de commandes en Suisse pour soutenir l’industrie.

Pourquoi l’Etat n’intervient-il pas?
L’Etat est faible à l’époque, mais c’est aussi une volonté de sa part de légiférer le moins possible, pour ne pas effrayer les capitaux étrangers. Il s’agit de trouver un moyen de répondre aux milieux paysans et ouvriers, mais sans trop intervenir.
Il faut savoir que dans les années 10 et 20, une partie des banquiers est réticente même à l’idée de gentlemen’s agreements et veut rester à un non-interventionisme total, comme au 19ème siècle. Une autre partie estime en revanche qu’il vaut mieux céder un peu en acceptant ce genre d’accord, qui permet ensuite de dire: «On est déjà en train de régler la question, il n’y a donc pas besoin de loi».

Comment l’accord de 1927 a-t-il eu un impact par la suite?
Il est mis par écrit en 1932 et servira de base pour la loi sur les banques de 1934. Ensuite, une trentaine de gentlemen’s agreements sur d’autres sujets seront conclus, notamment sur l’importation du capital, en 1937, et dans les années 50. Ce sont toujours les banques qui sont responsables des contrôles et de l’application des mesures. Pour elles, ce système a l’avantage qu’il n’a rien de contraignant. C’est aux banques, voire pratiquement aux clients de s’engager à ne pas spéculer, à ne pas faire de fraude! Leurs pratiques servent également de base à toute forme de législation, d’où le titre du livre «quand les banquiers font la loi».

Comme vous le soulignez dans votre livre, cela pose la question de la légitimité démocratique de toutes ces décisions….
Tout à fait. Il y a d’ailleurs beaucoup de gens en Suisse ou à l’étranger qui sont étonnés du pouvoir quasi législatif donné aux banquiers. Peut-on vraiment leur faire confiance pour défendre l’intérêt public et pas leur intérêt privé? Ce système est possible parce que l’Etat s’endette auprès des banquiers et parce que, très tôt, les autorités fédérales partagent avec eux une même vision très libérale de l’économie et l’idée que l’intérêt de la place financière helvétique se confond avec celui de la Suisse. Au point qu’un conseiller fédéral PDC, Roger Bonvin, déclare devant les banquiers en 1964: «Notre sympathie va aux solutions réalisables sans l’Etat. La Confédération, en effet, n’aime pas intervenir et, lorsqu’elle le fait, c’est uniquement parce qu’elle y est contrainte.»

Existe-t-il des endroits où un fort contrôle étatique fonctionne?
A la même époque aux Etats-Unis, il y a des lois beaucoup plus sévères. Il n’y a pratiquement qu’en Suisse où ce capitalisme de «gentlemen» va tenir presque un siècle. Par exemple, la loi sur les banques de 1934 a été créée en pleine crise. La Confédération était intervenue un peu comme pour l’UBS en 2008, en injectant un quart de son budget pour sauver la BPS (Banque populaire suisse, alors l’une des grandes banques suisses).
Alors que l’Etat est en position de force, la loi continue à charger les intérêts privés du contrôle et de la régulation des banques! La Commission fédérale des banques, censée œuvrer comme instance de contrôle, est créée à ce moment-là, mais elle n’est composée que de 5 personnes dont la grande majorité sont des banquiers, ou très proches des banques, et n’a quasiment aucun pouvoir.

Dans l’introduction de votre livre, vous parlez de la crise de 2008, quel lien faites-vous avec ce système d’autorégulation?
La crise des subprimes est née aux Etats-Unis à partir du moment où il n’y a plus aucun contrôle sur la finance. C’est Bill Clinton qui, dans les années 90, démantèle les lois jusque-là assez sévères sur les banques. En Suisse, c’est dans la continuité de ce système d’autorégulation que la Commission fédérale des banques, censée surveiller l’UBS, a complètement manqué à ses devoirs. Juste avant la crise, en juillet 2007, elle glorifie et justifie même ce système en affirmant qu’il a «fait ses preuves», ou qu’il faudrait qu’il «soit perçu à l’étranger et en Suisse comme une alternative à la réglementation étatique»! Après la crise, la Commission fédérale des banques, devenue FINMA, reconnaît toutefois que le système d’autorégulation a échoué.

Est-ce qu’elle en tire les conséquences?
Le président de la FINMA de l’époque, Patrick Raaflaub (en poste de 2009 à 2014), a essayé d’augmenter ses capacités de contrôle. Une campagne menée contre lui par Economiesuisse et l’association des banques privées suisses l’a cependant poussé à démissionner. Mark Branson, qui a repris le poste, est un ancien responsable de l’UBS, tout comme d’ailleurs Eugen Haltiner, son prédécesseur d’avant Raaflaub. Les contrôleurs sont des personnes qui auraient pu être contrôlées ou qui doivent contrôler l’époque où elles-mêmes étaient en poste à l’UBS. Il y a des conflits d’intérêts gigantesques!

Les leçons de 2008 n’ont donc pas été apprises?
C’est le moins que l’on puisse dire. Les deux personnes qui ont essayé de changer des choses, Patrick Raaflaub à la FINMA et Philipp Hildebrand à la BNS, ont été poussés vers la sortie suite à des campagnes assez violentes des milieux financiers voire de l’UDC. Finalement, les mesures retenues sont faibles par rapport aux très fortes critiques faites par la FINMA, le Conseil fédéral et les Commissions de gestion des Chambres fédérales juste après la crise. Les banques devront doubler leurs fonds propres d’ici 2018, plus un certain nombre de mesures qui ne sont pas du tout à la hauteur de contrer une éventuelle prochaine crise.

Comment reprendre le pouvoir?
Les dirigeants des banques centrales décident de nos vies alors que personne ne les a élus. Il faut reprendre le contrôle sur ces instances et sur la finance. Comment? En essayant de mieux comprendre comment le monde de la finance s’organise (par exemple avec ce livre!), en faisant partie d’Attac, en allant dans les parlements pour changer les lois, en faisant des manifestations, etc. Il s’agit de se ré-approprier ces questions pour ne pas en être simple spectateur, mais aussi acteur. Parce que quand une grande banque doit être renflouée, c’est toute la société qui en paie les conséquences, qui doit payer les plans de sauvetage et assumer les politiques d’austérité! La tentative du peuple grec cet été de refuser la fatalité de l’austérité a montré le peu de respect qu’ont l’Europe et la finance pour la démocratie. Jamais sans doute leur légitimité à nous gouverner n’aura pourtant autant été contestée. Les gauches européennes se radicalisent peu à peu. Un nouveau chemin se dessine en Angleterre et en Espagne. Mais c’est à nous tous de nous opposer aux soi-disant grands de ce monde qui sont en fait des nains moraux et des imposteurs.

Yves Sancey, Quand les banquiers font la loi. Aux sources de l’autorégulation bancaire en Suisse et en Angleterre, de 1914 aux années 1950, Editions Antipodes, 2015, 546p, 57CHF.

Yves Sancey présentera son livre le mercredi 11 novembre à 18h à la librairie du Boulevard (Rue de Carouge 34 à Genève), suivi d’une discussion avec Marc Chesney («De la Grande Guerre à la crise permanente» (PPUR, 2015)) et le jeudi 12 novembre à 19h30 à l’A-t-e-l-i-e-r, Av. de France 39, à Lausanne, suivi d’une discussion avec Olivier Longchamp («Politique financière fédérale» (Antipodes, 2014)).