Travailler moins, et si cela avait du bon?

Economie sociale et solidaire • A l'Atelier Bois, société genevoise qui défend une approche différente du travail, tous les employés œuvrent à temps partiel. Une organisation qui permet de la flexibilité et pour les employés d'avoir une vie en dehors du travail. Reportage.

Le temps c’est de l’argent, vraiment? Le temps se décline-t-il uniquement en monnaie sonnante et trébuchante? Ou ne pourrait-on pas lui accorder de nous offrir une certaine liberté, une certaine flexibilité, s’accordant de plus en plus avec des aspirations de bien-être qui se développent en parallèle à notre mode de vie de consommateur effréné mais aussi fatigué? Il y a longtemps que la question a été tranchée à l’Atelier Bois, que j’ai l’honneur de visiter en ce lundi. Tout le monde y travaille en effet à 80%. Personne n’a un jour fixe de congé, et si un employé a besoin d’une matinée ou de plusieurs jours pour ci ou ça, il a la possibilité, au vu des heures qu’il a accumulées, de s’absenter. Bien sûr, il ne le fera qu’après en avoir parlé avec ses collègues. Alban Lalou et Matthias Fish, aux commandes de cette société de neuf employés, laissent l’équipe s’autogérer au maximum. La confiance est la base du travail à tous les niveaux, et cela se sent lorsqu’on est avec l’équipe.

La liberté d’avoir une vie en dehors du travail

Situé à l’avenue de Châtelaine, à Genève, l’Atelier Bois existe depuis l’an 2000. Un peu fantomatique en ce lundi (tout le monde travaillant sur des chantiers), le lieu me laisse une première impression d’un nuage de poussière de bois, une fine particule de sciure ayant conquis le moindre coin de la surface de 180 m2. C’est Alban Lalou, l’un des deux associés, qui m’accueille ce jour-là par une visite guidée dans cet espace qui me paraît aussi immense que mystérieux. Tour à tour, il me présente le bois qui arrive en tranches d’arbre, les poutres «poilues» dont les échardes sont à l’affût de toute main imprudente, ou encore les copeaux, aux formes poétiques, entassés dans des sacs pour être recyclés. Puis vient le tour des machines, toutes fort intimidantes: la toupie qui sculpte des arabesques aussi sages qu’excentriques, le banc de coupe qui me fait frémir alors qu’il est au repos, la scie circulaire qui ne ressemble en rien à celle qu’on a trouvé bon de me dérober dans le garage, le rabot à taille de géant, ou encore la colleuse qui laisse Alban nostalgique. «Avant, les colles d’os ou de poisson, permettaient de reprendre, retravailler, alors que celles du 21ème siècle ne laissent aucune place au retour en arrière», explique-t-il. Revenant au mode particulier d’organisation de sa société, il ajoute que la décision de proposer un taux d’occupation à 80% a été motivée à la fois par l’aspect social, mais aussi l’aspect économique. Au niveau social, il s’agissait d’offrir aux employés ainsi qu’aux associés la liberté de pouvoir avoir une vie en dehors du travail, et plus de temps que les quatre semaines de congé annuel. Au niveau économique, le 80% offre à l’atelier une souplesse qui lui permet de s’ajuster en cas de baisse temporaire d’activité et d’éviter ainsi des licenciements.

La danse du bois au milieu d’un chantier
Dur, dur d’être charpentier! A 7h00 le lendemain, me voici sur la route pour une visite de chantier dans la campagne genevoise. Un lever de soleil splendide aux dégradés de rose m’accompagne alors que je gravis la route de Chancy en direction de Bernex. Les trams défilent déjà, bien bondés, et la route s’est muée en serpent sans fin. A 7h30, me voici sur le chantier, assez conséquent, de rénovation et construction d’appartements. Steve, qui travaille chez Atelier Bois depuis cinq ans, et Laurent, ancien apprenti, embauché il y a deux ans, sont maîtres à bord. Un maçon et un plombier sont également à l’œuvre, mais concentrons-nous sur le bois! Il y en a partout et sous toutes les formes: des poutres, des copeaux, de la sciure, des tasseaux, des plaques, et même une boîte à outils géante dans laquelle se trouve tout ce dont Steve et Laurent peuvent avoir besoin.

Et soudain, la déferlante! Vire vent, crémaillère, pare-vapeur, fausse équerre ou sauterelle, petit rabot ou petit Guillaume (A.O.C.*), platebande, crapaud, chanlatte… Une infinité de mots me submerge et je suis dans l’obligation de constater que la langue de Molière possède encore beaucoup de secrets y compris pour moi, qui en suis si férue. Reprenons au hasard- la chanlatte: section de bois qui reçoit le premier rang de tuiles. Le vire vent: pièce de bois ou de métal en bordure de toiture servant à maintenir les tuiles ou la couverture du toit.

On ne sent pas la hiérarchie
Les explications durent et durent encore, il est déjà neuf heures! Alban arrive. Après un café rapide, autour duquel on ne sent aucun rapport hiérarchique mais plutôt une grande confiance saupoudrée d’humour, tout le monde retourne à ses moutons. Le mien, c’est l’observation, celui de Laurent, les mesures de découpe et celui de Steve, la découpe. Nous nous glissons sous nos casques, les bruits aussi stridents que plaintifs entament leur chant de sirènes, les particules de bois commencent leur danse. La concentration est de mise. Je monte et je descends les escaliers métalliques de fortune érigés pour permettre l’accès à l’étage. Je regarde comment les pièces sont imbriquées, en ménageant mon vertige personnel et celui que je ressens pour Laurent, qui, de plus en plus haut, se perche sur des planches de plus en plus branlantes.

Le maçon a commencé à abattre une partie de mur, nous ne sommes plus que poussière. Le plombier vaque à sa tuyauterie, Steve et Laurent mesurent, découpent et posent. Tout cela est réglé comme du papier à musique. Petit à petit, chacune des parties s’encastre avec la précédente jusqu’à ce que l’objet, ici des appartements, soit prêt à commencer sa nouvelle vie. De ce que j’ai pu observer, il fait bon travailler chez Atelier Bois. Même Steve, un peu grognon parfois et qui avait juré de ne plus exercer dans le bâtiment, est content. Travailler moins, et si cela avait du bon!

* Expression inventée à l’Atelier Bois dont un collaborateur s’appelait Guillaume.