A la mémoire du père en fin de vie

THÉÂTRE • Sous le regard insistant du visage recadré du « Christ bénissant » imaginé par le peintre de la Renaissance Antonello da Messina, un père se vide par le fondement alors que son fils le lave entre amour, piété filiale, découragement, lassitude et colère. « Sur le concept du visage du fils de Dieu » du metteur en scène transalpin Romeo Castellucci passe ensuite de l’évocation ultraréaliste de la vieillesse grabataire à la « rencontre » à distance entre l’enfant et le vieillard. Un jeu de regards et de générations contrastées aussi énigmatique, puissant et déroutant que certains plans séquences du film « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick.

Sur le concept du visage du fils de Dieu (Sul concetto di volto nel figlio di Dio, 2011) de Romeo Castellucci transite dans un second temps vers un espace plus abstrait et eschatologique. L’hyperréalisme en soins à domicile ou EMS d’une immaculée blancheur bientôt « souillée » par les matières fécales, du semi-solide au liquide impressionne. Entre le Père incontinent (Gianni Plazzi, 79 ans) et le Fils compassionnel (Sergio Scarlatella) nombre de sentiments et états de corps se jouent et le fils devient comme le garde malade souvent d’une douceur contrariée par la lassitude, l’irritation d’avoir à reconduire les même gestes de lavement des matières fécales.

L’œuvre semble répondre, pour partie, au désir exprimé par l’ethnologue et historien français André Leroi-Gourhan : «L’essentiel est de rassembler les éléments qui permettront d’interroger l’homme avec une pertinence progressivement accrue et de savoir laisser, du moins provisoirement, des trous dans le tissu des hypothèses.» (Le Fil du temps).

Face à face avec le portrait-visage du Christ

Sur le plateau du Théâtre de Vidy, le regard émanant du Christ qui barre l’arrière scène dans toute sa hauteur rencontre le regard du spectateur que nous sommes tous. On peut y lire un questionnement sur ce que le théâtre suscite et met en mouvement en nous. Qu’est-ce qui se joue dans ce moment parfois étrange et sans doute très archaïque de la re-présentation, qui réunit une communauté, et est celle d’un temps et d’un lieu donnés ? Il existe ainsi une communauté assemblée et une manière singulière qu’emprunte le spectacle pour agir sur chacun d’entre nous. Dans le prisme du regard, le spectateur est acteur de la représentation, assistant, au sens premier du terme. C’est ainsi par sa présence ou sa coprésence avec les comédiens que la représentation advient. Si le travail des répétitions et sur le texte notamment, agit de façon spécifique sur chacun d’entre nous, ce visuel convoque une image d’abandon avec laquelle on peut rapidement se trouver en empathie, en interrogation, méditation voire rupture. Mais, dans le même temps, le regard du Christ est comme retourné sur lui-même, happé dans une contemplation.

Tendu donc sur un immense cyclo de fond de scène, ce n’est pas « Big Brother » qui nous regarde. Mais la reproduction démesurée d’un fragment resserré sur le visage du Christ bénissant, une petite huile sur toile d’Antonello Da Messina, Christ bénissant (ca 1465). On ne voit pas donc significativement dans cette reproduction des éléments présents dans la peinture originale : le geste de Jésus bénissant, sa tunique partagée entre le rouge et le bleu, un possible autel sur lequel s’appuie l’une de ses mains.

Antonello da Messina a reconduit ici la sobriété et l’épure caractéristiques de son œuvre peint notamment par ce fond noir uni, la même lumière venant de la droite du sujet, le même cadrage serré. Cette représentation iconographique s’inscrit dans une longue tradition qui reproduit peu ou prou parfois avec des variantes une même typologie : le Christ, frontal et hiératique, bénit le spectateur de sa main droite et porte un vêtement sombre, rappelant la simplicité de l’arrière-plan. Selon certaines sources, cette iconographie viendrait de Rogier van der Weyden (environ 1400 – 1464), artiste du nord qui pour la première fois représente le Christ bénissant dans son Triptyque de la famille Braque (env. 1452) aujourd’hui conservé au Louvre. Le Christ est représenté dans son triptyque comme un Salvator Mundi, c’est-à-dire « Sauveur du Monde » (le nom donné aux représentations du Christ portant un orbe dans sa main gauche tout en utilisant sa main droite pour bénir), reconnaissable par son geste de bénédiction et le globe surmonté d’une croix qu’il tient de l’autre main.

A l’origine, le metteur en scène Un tableau, le Salvator Mundi peint par Antonello da Messina. Un jour, en feuilletant un livre, je suis tombé sur ce portrait de Jésus que j’avais étudié des années auparavant, aux Beaux-Arts de Bologne. J’ai littéralement été saisi par ce regard qui plonge dans vos yeux : j’ai marqué une pause, très longue, qui n’avait rien de naturelle et j’ai compris qu’une rencontre s’opérait. Je n’étais pas seulement devant une page de l’histoire de l’art, mais devant autre chose. Il y avait un appel dans ce regard. C’était lui qui me regardait, tout simplement. Dans Sur le concept du visage du fils de Dieu, ce regard du Christ est central et rencontre chaque spectateur, individuellement. Le spectateur est sans cesse observé par le fils de Dieu.

Ce long plan séquence rappelle à la fois le cinéma diffusant un climat d’attente anxiogène hitchcockien du Purgatorio (2008) de l’artiste italien, où une menace parentale et paternelle, indicible et ineffable, maintenait hors champ de vision scénique planait sur un enfant. Inspiré de la Divine Comédie dantesque, Purgatorio immergeait dès l’entame dans une scénographie à la fois hyperréaliste et tendant vers l’abstraction. Hors champ, un enfant était maltraité et sans doute violé. La suite correspond à un scénario plusieurs fois relevés notamment par des psychologues. Le père descend hagard et vacillant le grand escalier. Il est rejoint par l’enfant qui vient se lover contre lui, s’assoit sur ses genoux, lui apportant consolation et apaisement : « Tout est fini, papa, tout est fini », murmure-t-il. Fin des temps ? Du moins, « cette scène grecque apparaît réel au spectateur, précisément parce qu’elle lui est dissimulée. C’est peut-être l’écoulement du temps qui passe dans l’immobilité qui rend l’épisode insupportable », précise Castellucci.

Une dégradation organique et psychique

Aux yeux de l’artiste italien, comme il le confie à Jean-Louis Perrier lors de la présentation de la pièce au Festival d’Avignon en 2011, « Il y a nécessairement un transfert qui s’opère entre le spectateur et le fils. Le spectateur doit faire face aux sentiments qui animent le fils, c’est-à-dire la patience, la pitié, l’amour, mais aussi la colère et la haine. Puis il y a une rupture dans la pièce : la dimension scatologique dépasse alors tout réalisme et la situation devient métaphysique. On passe de la scatologie à l’eschatologie et l’on bascule dans une dimension métaphorique de l’oeuvre. » Il ajoute : « Cette pièce est à la fois l’expérience d’une profonde humiliation – celle du père qui ne peut plus se retenir et laisse filer dans son flot de matière sa dignité – et celle d’une profonde manifestation d’amour – celle du fils – qui vient illuminer la situation, telle une lumière divine. C’est au spectateur de répondre à l’énigme qui lui est posée. »

Ainsi organiquement et fondamentalement toute personne s’occupant d’un senior, qui « n’a plus toute sa tête » et dont le corps ne s’appartient plus peut profondément et jusqu’au malaise s’identifier à l’expérience de ce tableau-séquence qui se déroule sous le regard impassible et indécidable de Jésus. Qu’il soit aide-soignant (e), parent (e), proche ou nom ce qui est donné alors à voir, à ressentir et sentir jusqu’aux flatulences d’abord sonores et ensuite en effluves odorantes est une tentative inouïe, inédite pour le moins au théâtre de faire percevoir un peu de ce qu’est le très grand âge dans son martyrologue quotidien, ce qu’il impose en temps réel à son corps et au proche.

Les gestes d’abord où le vieillard assis devant la TV en peignoir, un casque d’écoute vissé sur le crâne. Il ne cesse de reconduire une main tremblante tournant dans la paume comme dans un mouvement de presse citron. Alzheimer, Parkinson, sénilité, stupeur et tremblements ? Peu importe les mots, l’anamnèse et les symptômes. Ce qui est entrevu ou vécu dans le rythme des travaux et jours, de manière furtive chez vous ou dans un EMS est ici montré détaché de sa réalité. Mais cet épisode ramène au plus grand défi auquel que nos sociétés doivent faire face au plus grand défi humain, social et hospitalier de son histoire, l’explosion annoncée des personnes des troisième et quatrième âge dont il faut s’occuper jusqu’au bout.

Bouche mi ouverte, alors que celle du Christ peint restera définitivement close, le Père semble à la fois sidéré et absent de la lueur cathodique qui l’hypnotise. Vous reconnaissez votre propre Père que vous croisez à la maison assis ou avachi canapé face télé, abandonné à un flux de sons et d’images qui le berce ou l’intrigue et dont on ne sait s’il comprend quelque chose. Vous avez raison. Le vieux est confronté à un documentaire animalier et ne s’exprime plus que par bribes. « Animali » (« Animaux »), articule-t-il péniblement à son fils qui l’entoure comme on le ferait d’un bébé en lui parlant avec ce mélange de douceur et de raideur qu’accompagnent l’impossible expression et la parole empêchée du Père. Son entrecuisse révèle d’immenses couches anti-fuites bientôt tâchées de traces brunâtres. De la merde au popotin ouvre sur une patiente toilette qui voit le cacochyme se vider en trois phases successives jusqu’à révéler un artifice théâtral, versant le liquide brun-noirâtre d’un bidon sur son lit d’une immaculée blancheur. Il geint, pleure et se désespère incapable de se retenir, délaissant à son esprit défendant, ce qui lui reste de dignité.

Mécanique des fluides

Ce n’est sans doute pas de dysenterie que cet homme profondément diminué souffre. Mais d’un probable relâchement du sphincter qui touche nombre de personnes souffrant d’Alzheimer qui ne savent plus pourquoi elles défèquent et se vident. Elles oublient alors dans l’instant et pleurent ne sachant que faire devant la mise à nu d’une mécanique des fluides désormais irrémédiablement altérée. Des traces d’excréments que le Fils essuie, éponge, lave à la serpillière. Mais qui dans leur répétition même peuvent susciter le rire, comme dans une pièce de Feydeau, On purge bébé. Le comique, cela vient du bas, du ventre, affirme le dramaturge français Gildas Bourdet.

Mais ici le désespoir filial est palpable. La colère sourd, le cri la prolonge. Qui ne l’a pas fait un jour puis encore et encore face à un père ou une mère ? Mais le fils se rend ici compte presque immédiatement de sa propre violence qui bris son parent âgé en sanglots. Le fils se plie, se bouche les oreilles des paumes et supplie doucement le père (« Arrête, de pleurer papa ») C’est dans cette capacité d’observation au plus juste au plus près, comme dans un film de Frederick Wiseman (Near Death) ou Xian Bing (A la folie) qui suivent des êtres handicapés, vieillis, au seuil de la fin, sans jugement ni morale, que Sur le concept du visage du fils de Dieu remue, bouleverse, irrite comme rarement. Un peu de ces désarrois privés sont mis au jour sur un plateau de théâtre.

Mystères

L’ensemble ouvre sur une possible allégorie de la condition humaine, du Christ descendu sur terre lavant les écrouelles des pestiférés, à huit enfants lançant des grenades factices sur le visage christique. Le visage christique est ensuite travaillé de l’intérieur avec des coulées d’encres qui peuvent en reproduite les stigmates, les coulures sanguines du martyr de la croix, l’ombre de dieu. L’immense toile se chiffonne et choit, détachée par trois assistants vêtus de noir qui plus tôt soutenaient le vieillard évoquant à la fois un univers asilaire et le théâtre bunraku. « Tu es mon berger » qui se transforme en « Tu n’es pas mon berger », en lettrages anglais blancs néon sur fond noir. Cette inscription est naturellement dérivée d’un passage biblique, d’après le Psaume 23 : « Tu es mon berger, Je ne manque de rien, Ta main me conduit vers l´eau vive. »

Le fait que des enfants sortent des grenades en plastique de leurs sacs à dos, les dégoupille et le projettent contre l’image du Christ avec une percussion sonore d’explosion lointaine peut laisser ébranlé, interdit. S’agit-il d’une évocation d’enfants soldats recrutés par l’Etat islamique pour une œuvre de destruction iconoclaste ? Ou d’un simple jeu ? Voire d’une interrogation métaphysique.

La réponse donnée par le metteur en scène Romeo Castellucci axant cet acte violent sur le thème de la Passion laisse un brin perplexe : « J’ai demandé à douze enfants de participer à cette scène très courte. L’action consiste à jeter de fausses grenades en plastique sur la représentation du visage de Jésus. Lorsque les grenades heurtent le tableau, elles imitent dans un premier temps le bruit d’une explosion qui, au fur et à mesure, se transforme progressivement en une musique religieuse de l’an mille. Ce geste et sa signification peuvent être mis en relation avec la tradition évangélique des gestes de la Passion. Il n’est pas dans mon intention de désacraliser le visage de Jésus, bien au contraire : pour moi, il s’agit d’une forme de prière qui se fait à travers l’innocence d’un geste d’enfant – les grenades ayant été conçues comme des jouets dépourvus de tout réalisme. Ces gestes d’une apparente violence sont à interpréter comme une prière de Dieu, de l’Homme, une prière du rapport asymétrique entre l’Homme et Dieu. Ils constituent un cri d’amour définitif et portent une demande de prise en considération. »

Il poursuit : « Si ces jouets heurtent le visage de Jésus, c’est pour mieux le réveiller, le solliciter, l’invoquer dans une nouvelle et nécessaire forme de Passion. L’idée de me servir de ces grenades comme jouets m’est venue d’une photographie de Diane Arbus : le portrait d’un jeune et maigre garçon, une grenade à la main, une expression ironique de fureur sur le visage. C’est l’image même de l’impuissance, car il semble trop fragile pour lancer le jouet. Son autre main, vide, contractée et feignant la colère, évoque la vacuité de son innocente fureur. Pour moi, cette photographie est une icône contemporaine, révélatrice de la soif de spiritualité qui caractérise notre époque. »

Un théâtre sensoriel

Animateur du collectif Socìetas Raffaello Sanzio, Romeo Castellucci est né à Cesena près de Bologne en 1960. Après des études à l’Académie des Beaux-Arts de Bologne, il se tourne dès 1981 vers la scène et fonde avec sa sœur Claudia et son épouse Chiara Guidi, la Socìetas Raffaello Sanzio, en mémoire du peintre emblématique de la Renaissance italienne, Raphaël. Il s’est affirmé depuis 1995, comme une figure majeure du théâtre « post-dramatique » européen influencé par les théories d’Artaud, les arts plastiques et performatifs, le body art, le traitement du son comme un protagoniste dramaturgique à part entière plutôt qu’un paysage mouvant , la conception de la lumière comme une écriture signifiante et une forme de sous-texte omniprésent.

L’artiste emprunte des thèmes à la peinture ou à l’Histoire pour mettre en scène des affrontements et questionnements humains tantôt paroxystiques tantôt anxiogènes ou faussement naturalistes. De création en création, il poursuit un dialogue polysémique entre culture et nature, corps biologique, exposé, hybridé, défait et reconstruit et allégories imposées et interrogées. Ce, avec une recherche de chocs sensoriels et plastiques, comme ses flashs de lumière furtifs dans Sur le concept du visage du fils de Dieu  tendant à subvertir et ébranler le spectateur.

Le parcours de l’un des artistes associés au Festival d’Avignon en 2008, Romeo Castellucci, se fonde autant sur l’artisanat théâtral d’antan que sur les nouvelles technologies, générant une dramaturgie qui subvertit l’hégémonie de la littérature. S’inscrivant dans la continuité du Théâtre de la cruauté imaginé par Antonin Artaud, il met en lumière, aux côtés de sa sœur Claudia Castellucci, que «  le théâtre n’est pas quelque chose qu’il faut reconnaître. « Moi je vais au théâtre pour reconnaître Shakespeare-mes études-ce que j’ai fait » : ce n’est pas comme ça. C’est un voyage dans l’inconnu, vers l’inconnu. On ne peut pas calculer ces conjonctions des éléments du possible. La pierre finale de cette alchimie est le temps. Toutes ces transformations ne sont là que pour modifier le temps, pour découvrir un autre temps. » Dans l’esprit du spectateur, le spectacle théâtral est une création marquée par l’éphémère. Pas d’objet à déchiffrer à l’envi, mais une réalisation qui s’estompe à mesure de son déroulement. À la surface de la mémoire, la modulation d’une voix, le sillage furtif d’un geste ou d’une expression, le climat temporel et psychologique d’une lumière peut-être.

L’ombre des Pères du désert

De la bienveillance à la violence, le théâtre alchimique (Teatrum alchemicum) de l’un des plus grands metteurs en scène actuel ne lassent pas de favoriser des retours sur soi en œuvrant au cœur de l’image. A en croire Roméo Castellucci, la situation évoque un Dieu mi sur le plateau du monde suivant en cela l’enseignement des Pères du désert.

Comme l’écrit l’Universitaire français Jean-Baptiste Bernard évoquant les Pères du désert égyptiens qui se retranchent du monde écrit : « Aujourd’hui, les figures de saint Antoine le Grand, Paul de Thèbes, Pacôme, Macaire l’Ancien, pour ne citer que les plus célèbres, sont investies d’une charge symbolique particulièrement forte. Solitaires, les Pères représentent l’anarchisme chrétien, l’expression d’une quête d’absolu si puissante qu’elle interdit le commerce des hommes, et jusqu’à la vie de la chair. En petites cellules retranchées dans le désert, ils proposent de faire de la vie commune une préfiguration du Royaume de Dieu, un îlot de vie véritable dans un monde perçu comme soumis à l’arbitraire du mal. Plongés dans le silence, ils montrent que toute parole s’annule devant la Parole de Dieu, en somme, que la quête spirituelle est une quête d’anéantissement, que l’individu est une illusion, une créature de l’orgueil humain. »

Bertrand Tappolet

Sur le concept du visage du fils de Dieu (Sul concetto di volto nel figlio di Dio). Théâtre de Vidy. Jusqu’au 15 novembre et tournée en Europe. Rens : www.vidy.ch et www.raffaellosanzio.org