Imprimerie, la fin d’une époque dorée

Presse • En Suisse romande, on ne compte plus que quelques imprimeries indépendantes, la plupart des grands quotidiens étant imprimés par le puissant groupe Tamedia, souvent loin du lieu de production du journal. Retour sur les étapes d’une hécatombe.

Un typographe en pleine action une machine d’impression Heidelberg. (Flickr)

A l’automne 2015, sans crier gare, l’imprimerie SRO-Kundig, à Versoix (GE), a définitivement arrêté ses machines, un beau jeudi à midi pile. Trente travailleurs ont été licenciés avec effet immédiat. Les affaires étaient moroses et, cerise sur le gâteau, la ville de Genève avait récemment choisi d’externaliser la production de son magazine Vivre à Genève à Berne (vivre à Genève, mais imprimer à Berne…). En taille, SRO-Kundig était la deuxième imprimerie genevoise. Et l’établissement existait fièrement depuis 1832, aux mains de la famille Kundig entre 1892 et 1989, avec une transmission de père en fils assurée sur 4 générations. Dans les années 70, André Kündig, communément appelé «maître imprimeur» ou «grand maître» symbolisait d’ailleurs à merveille ce capitalisme familial.

Ironie du sort, l’imprimerie venait d’emménager dans des locaux fraîchement rénovés, dotés de machines flambant neuves, dans l’ancienne papeterie de Versoix. Cette dernière avait d’ailleurs elle-même fermé ses portes au tournant des années 2000, elle aussi victime des délocalisations. Et ce quartier besogneux, irrigué par la rivière la Versoix, ne méritait déjà plus ses toponymes on ne peut plus industriels, avec ses évocateurs chemins de la Papeterie, de la Chocolaterie et de la Scie, sans oublier de bien nommés canal des Usiniers et rue de l’Industrie.

Fin des Imprimeries-Réunies à Lausanne
Si l’imprimerie genevoise se porte mal, l’imprimerie vaudoise, elle, ne se porte guère mieux. Début juillet 2015, on annonçait ainsi la fermeture de la grosse imprimerie de Renens dite «IRL plus» (ex-Imprimeries Réunies Lausanne). Déjà fortement menacée de faillite en 2012, l’imprimerie de l’Ouest lausannois avait pourtant redémarré ses activités grâce à la lutte des travailleurs, mais aussi au fort soutien des pouvoirs publics, notamment une étonnante alliance politique entre la syndique popiste de Renens Marianne Huguenin et le conseiller d’Etat libéral Philippe Leuba. Mais le miracle n’aura finalement pas duré plus de trois ans. Fin d’une histoire plus que centenaire pour une légendaire imprimerie qui produisait, entre autres, le grand quotidien vaudois 24 heures (aujourd’hui imprimé à Bussigny, au centre d’impression de Tamedia).

Hécatombe entre Neuchâtel, Bienne et Fribourg
La même histoire (ou plutôt la fin d’une histoire) se répète ailleurs. Les quotidiens locaux ne s’impriment plus que rarement sur place. A Bienne, le Journal du Jura est imprimé à l’imprimerie bernoise de Tamedia depuis fin 2012. Victime: les imprimeries Gassmann, fondées en 1780, avec un propriétaire – toujours dénommé Gassmann – de la 7ème génération. A Neuchâtel, la victime est la Société neuchâteloise de presse (SNP), éditrice de l’Express et l’Impartial et héritière du premier quotidien francophone au monde: la Feuille d’Avis (de Neuchâtel) fondée en 1738! Depuis 2015, les titres neuchâtelois sont aussi imprimés à Bussigny, chez Tamedia.

A Fribourg, les Sœurs de St-Paul imprimaient La Liberté depuis 1873. A l’époque, la Congrégation s’était d’ailleurs donnée pour mission de poursuivre sa quête de vérité et de justice au travers des médias et de l’imprimé («Nous appelons l’Esprit Saint sur les professionnels et les usagers de la Presse»). Mais la moyenne d’âge des cinquante Sœurs de St-Paul est maintenant de 80 ans! Et ces cinquante vaillantes Sœurs (avec majuscule) furent soutenues par une pétition, signée par plus de 11’000 Fribourgeois, toutefois sans résultat. Depuis 2015, La Liberté est elle aussi imprimée chez Tamedia, à Berne.

La Suisse alémanique délocalise aussi
Simultanément, la Suisse allemande est aussi atteinte par la fièvre de la concentration, et ce même en son cœur économique, que ce soit à Bâle, Zürich, Winterthur, St-Gall. La Basler Zeitung n’est déjà plus imprimée à Bâle depuis avril 2013 (délocalisation à Zürich). A Schlieren-Zürich, l’imprimerie de la légendaire NZZ a fermé en juin 2015 (125 licenciements). Fermeture aussi pour l’imprimerie Ziegler de Winterthur (73 licenciements), et la plus grosse imprimerie de St-Gall.

Mais c’est peut-être tout du pareil au même. Qu’il s’agisse de Lausanne ou Berne (ou même de Zürich, Bâle ou St-Gall), le nouvel imprimeur est toujours le même: il s’agit du groupe Tamedia, en situation désormais quasiment monopolistique sur le marché helvétique.

De quoi perdre son latin, son français, …ou sa croix!
Depuis leur naissance, les quotidiens romands vivaient dans une osmose organique entre une ville, une rédaction, une imprimerie et un lectorat. Mais aujourd’hui, ce qui était toujours apparu comme une évidence géographique ne l’est plus. Les journaux peuvent désormais s’écrire (les journalistes) et se lire (les lecteurs) dans une ville donnée mais s’imprimer ailleurs. Exemple: la ville de Berne (à laquelle on ne peut nier son caractère germanique et protestant) imprime maintenant la presse quotidienne de la Fribourg francophone et catholique. De quoi y perdre son latin, ou son français, ou sa croix.

Les faits sont implacables. Depuis mai 2015, l’Express de Neuchâtel et L’Impartial de la La Chaux-de-Fonds sont imprimés à Lausanne. Alors que La Liberté de Fribourg vient de s’en aller à Berne (janvier 2015), suivant une tendance déjà amorcée par Le Journal du Jura (Bienne) il y a 3 ans. Mais, heureusement quelques résistants se cachent aux extrémités de la Romandie: Le Courrier (imprimé à Satigny-Genève), Le Nouvelliste (Sion) et Le Démocrate et le Quotidien Jurassien (imprimées chez Pressor, à Delémont). A noter que le journal Gauchebdo, dans lesquelles ces lignes sont publiées, imprime lui aussi chez Pressor.

A Genève, l’imprimerie a marqué l’histoire de plainpalais
Les métiers de l’impression avaient déjà connu une grosse saignée avec l’irruption de l’informatique et du numérique. Aujourd’hui, nouvelle hécatombe dans la plupart des villes. Le métier légendaire d’imprimeur viendrait-il à disparaître? Pourtant, pendant longtemps, les imprimeurs et «typos» étaient considérés comme une aristocratie ouvrière. Ils étaient bien payés, mieux que tous les autres ouvriers. Et ils étaient lettrés avant la lettre. Mais aussi très syndicalisés – ils organisèrent la première grève de France, à Lyon en 1529 – et très politisés – le bataillon des Typographes érigeait en 1870 les barricades de la Commune de Paris.

Autour du Café de la Presse
Traditionnellement, rédaction et imprimerie ne faisaient qu’un. Les journalistes et les typographes travaillaient dans le même bâtiment. A Genève, quartier de Plainpalais, c’était notamment le cas autour du bien nommé Café de la Presse. Quatre quotidiens genevois étaient ainsi pensés, écrits et fabriqués sur place, dans les quatre imprimeries respectives de La Tribune de Genève, du Journal de Genève, de La Suisse et de la Voix Ouvrière (ancêtre de Gauchebdo).

Toutefois, la vie des imprimeries genevoises n’était pas toujours tranquille. A la Tribune de Genève, en 1990, les typographes de la rue du Stand firent ainsi grève pendant quatre jours, non pour demander une augmentation de salaire, mais pour revendiquer la réintégration de leur leader syndical, licencié par la direction. Pour la petite histoire, mentionnons une autre grève à la « Julie » où les rédacteurs ne purent accéder au bâtiment qu’acrobatiquement par les toits, le rez-de-chaussée étant aux mains des grévistes.

Pour le quotidien communiste la Voix ouvrière, les soucis étaient d’un autre ordre, plus politique et financier. A peine terminée en 1940, l’imprimerie dut ainsi garder portes closes pendant 4 ans, sur ordre du Conseil fédéral. Entre 1944 et 1967, le journal fut imprimé sur une vénérable rotative de 1915, avant d’être remplacée par une machine est-allemande. Sans oublier une mouvementée nuit de 1956, où l’imprimerie fut assaillie par des manifestants en colère, suite aux sanglants événements de Hongrie. Il y a quelques années, la Coopérative d’Imprimerie du Pré-Jérôme, familièrement appelée Coopi, ferma définitivement et fut remplacée par une école de danse, dénommée l’Imprimerie.

Le tournant des années 90
En plein cœur de quartiers habités, dans les années 80, quatre imprimeries travaillaient ainsi pour quatre journaux. Changement d’ambiance dans les années 90 avec la disparition de trois quotidiens. Fini les effluves d’imprimerie au coin de certaines rues de Plainpalais, ou encore les rumeurs nocturnes des rotatives. Les typos de la Tribune de Genève (derniers survivants) allaient ensuite être exilés en banlieue genevoise, à l’orée du Bois-des-Frères (Châtelaine-Vernier), entre voies ferrées et citernes. Toutefois, l’imprimerie industrielle du Bois-des-Frères allait vite fermer et les activités être définitivement transférées dans la banlieue lausannoise.

Survivant à l’hécatombe, relevons la seule et notoire exception genevoise : Le Courrier, qui est encore imprimé localement, chez Atar, dans la zone industrielle de Satigny.