Les paris du cinéma du réel

cinéma • De la Chine des migrants vue par le prisme des repas aux combattantes du PKK, les étonnantes immersions de Visions du réel

«Gulistan, la terre des roses» dépeint le combat militaire des jeunes femmes kurdes dans le Kurdistan turc et syrien.

Trois heures de plans immobiles selon des angles de vues changeants qui se concentrent sur des micro-émotions et des symptômes infimes. Treize repas de la famille d’un ouvrier chinois migrant pendant une période de quatorze mois. Another Year de Shengze Zhu expose une série d’événements mettant en images un logement exigu et insalubre où s’entassent mère, père et trois enfants. Autour de la table, conflits entre générations, frustrations et lutte pour l’acquisition de maigres biens dans une atmosphère précaire, où la TV omniprésente est comme une drogue hypnotique permettant de modérer les tensions et solitudes. A l’œuvre, l’acte unique et répété de regarder le temps qui se dépose dans la matière.

Ethnographie du repas

Si le repas a fait les beaux jours du cinéma de fiction, du Festin de Babette à Festen, il a rarement été investigué comme élément structurant de la vie familiale, révélateur de toute une sociabilité conflictuelle. Proche formellement de celui, fictionnel à base documentaire, du Taiwanais Tsai Ming-liang (Les Chiens errants), le cinéma de Shengze Zhu se définit notamment par le déploiement filmique d’une lenteur anti-spectaculaire. Cette lenteur problématise, sur un mode radical, notre rapport aux images et aux espaces intimes en disparition du capitalisme globalisé. Mais sa mise à l’épreuve du temps est relative tant le plan est à la fois traversé de regards, tensions, succions de nouilles. Envisagé depuis la cuisine, puis la fenêtre, le reflet de la TV dans le cadre en verre recouvrant une photo de famille, le long-métrage multiplie cadrages et réussit l’exploit de ne jamais lasser en rythmant ses tableaux vivants d’images noires et d’écriteaux égrenant les mois. Lors d’un repas réunissant fille et père devant le poste de télévision, la nourriture achetée à la gargote du coin n’est qu’un dérivatif à l’ennui conté par l’adolescente narrant une excursion scolaire dans un parc de banlieue.  Le dispositif de prise de vue redouble le regard des convives vers la TV et partant vers le spectateur autour d’un hit R&B diffusé à l’écran hors champ. Si l’on peut considérer l’ennui comme le pire des maux, l’expression d’un vide intérieur qu’il faudrait  combler, il est aussi possible de faire de cet ennemi un allié. Ainsi, notre fuite devant l’ennui ne nous pousse-t-elle pas à inventer sans cesse ? Ce temps que l’on croyait stérile, Another Year  lui accorde une place moins négative qu’il n’y paraît et réussit de l’ennui sans presque jamais le distiller.

Plus radical qu’Involuntary de Ruben Östlund qui alignait une suite de situations en plans fixes prenant le point de vue depuis le reflet dans une carrosserie de voiture ou d’un objet sur une table, le film dépeint avec pertinence les rouages de l’économie et de la sociabilité chinoise du côté des laissés-pour-compte. Le procédé n’est pas sans rappeler celui de la fiction à succès Paranormal Activity et ses plans sans mouvement permettant de densifier les perceptions. Les 240 millions de migrants internes chinois, les mingong venus des campagnes vers les villes, disposent d’un hukou, passeport interne qui les prive de droits élémentaires. Le maintien de ce régime rend la main d’œuvre chinoise clandestine attractive pour la compétition mondiale des produits chinois et les investissements étrangers, du fait de son faible coût. Ecoles précaires, liberté de circulation restreinte et système de soins inaccessible sont le lot du migrant dévoilé ici d’une manière inédite qui le rend finalement à la fois familier et transparent.Tout ruisselle ici d’une vie empêchée pleine d’un désir dissout dans le chaos du monde hors-champ. C’est pourquoi la réalisation nous fait redécouvrir le quotidien, au-delà des images supposées éculées qu’il véhicule lui-même (la grisaille, la banalité, la trivialité), pour retrouver l’énigme même de la condition humaine.

Don de soi pour la cause

De juvéniles guérilléras du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) se préparent à se battre contre l’Etat Islamique dans la région de Mareh et Alep semble-t-il. Ces forces ont subi en février dernier des bombardements de l’armée turque, qui les considère, avec les YPJ, unités des combattantes kurdes au Rojava (Kurdistan de Syrie), comme «organisations terroristes». Plongé dans leur milieu, le film nous montre d’une façon empathique, sans distance critique et quasi amoureuse l’engagement des jeunes femmes kurdes, l’entraînement militaire, l’attente de l’ennemi à quelques centaines de mètres, et la probable disparition finale d’une peshmerga qui aime les armes par-dessus tout.

On comprend ainsi que le combat des femmes kurdes n’est pas circonscrit à une zone géographique, mais il contient un projet pédagogique mêlant vison anticapitaliste, lutte contre le patriarcat, aspirations démocratiques et propagande, avec culte du leader emprisonné et slogans dédiés aux martyrs. On mesure sous des dehors de documentaire à l’image plasticienne, ce que Gulîstan, terre de roses peut avoir de commun avec la filmographie de Ken Loach (Land and Freedom) et de Terrence Malick (Le Nouveau Monde).

Il y a cette façon d’embrasser un groupe humain et de saisir à vif ce qui le lie: les armes compagnes qui sont le rappel de disparus et d’un amour libre, les cheveux que l’on lave comme au cœur d’épiphanies. Il y a aussi cette capacité à capter d’emblée des personnalités, à les filmer sans démagogie – cette façon d’établir un lien fort entre le spectateur et la «pâte humaine» qui vit sur l’écran. Ce notamment par un journal intime vidéo d’une peshmerga attachante, Sozdar Cudi pour qui l’arme est d’abord une protection vitale contre l’agression masculine.

A l’instar de La Guerre des filles, documentaire de la cinéaste française Mylène Savoie sur les unités combattantes kurdes féminines, l’opus met en lumière le projet de la camarade Sozdar Cudi qui rêve d’une blessure combattante au visage pouvant l’embellir , appelle de ses vœux une société libérée du patriarcat mêlant mariage forcé, crime d’honneur, violences et soumission: «Chaque femme à la merci de l’homme est condamnée à l’esclavage. Toute femme mariée mène une vie consacrée à l’esclavage. D’après ce que j’ai vu, les femmes mariées ne sont jamais heureuses. Elles doivent toujours lutter contre l’oppression de l’homme». L’accès à l’éducation est, selon elle, le principal moyen d’émancipation «La femme est l’essence de l’existence, une force émotionnelle fondamentale… Ainsi, le système capitaliste, l’incarnation de l’immoralité totale, pourquoi se fonderait-il sur les femmes ?»

Derrière le combat de femmes contre une tradition étouffante se lit la lutte contre un mode d’organisation économique et social toujours plus libéral. Ce discours est proche de celui, qui passe pour démocratique et féministe, d’Abdullah Öcalan, fondateur et dirigeant du PKK emprisonné en Turquie depuis 1999. Il souligne que la clé à la résolution des problèmes sociaux réside dans un mouvement pour la liberté de la femme, l’égalité et la démocratie; un mouvement fondé sur la science de la femme, appelée en kurde «jineolojî». Dans son livre, Libérer la vie: la Révolution de la femme, A. Öcalan montre que la forme actuelle de la relation homme-femme est à l’origine de toutes les formes de relations engendrant inégalités, esclavage, despotisme et militarisme.

Visions du réel, Nyon. Jusqu’au 23 avril. Rens : www.visionsdureel.ch