Du pari de Pascal au soulèvement

Philosophie • Alors qu’Enzo Traverso sort un ouvrage intitulé «Mélancolie de gauche», deux expositions parisiennes invitent à une réflexion proche sur le soulèvement, la révolte et la transformation sociale, ou le «passage de la spontanéité immédiate au réfléchi».

L’exposition du Jeu de Paume prend pour objet la figure du soulèvement, esthétisant parfois le phénomène social et politique en l’extrayant de son contexte. (© Gilles Caron/Fondation Gilles Caron)

Dans le film Ma Nuit chez Maud (1969) d’Eric Rohmer, un philosophe communiste (joué par Antoine Vitez) bavarde avec un ingénieur catholique (joué par Jean-Louis Trintignant). La conversation part de l’ouvrage Pensées de Pascal, que vient d’acquérir l’ingénieur. «Pour un communiste, le texte du pari (texte de Pascal, ndlr) est extrêmement actuel», expose le philosophe. On peut douter, dit-il, que l’histoire ait un sens – et donc la vie sociale et l’action politique –, pourtant il faut parier pour le sens de l’histoire. Car elle est la seule hypothèse «qui me permette de vivre», la seule «qui justifie ma vie et mon action». «Il y a quatre-vingt-dix chances pour cent que je me trompe, mais ça n’a aucune importance». Son interlocuteur ajoute que c’est là «ce qu’on appelle l’espérance mathématique, c’est-à-dire le produit du gain par la probabilité»: la probabilité peut être faible, mais le gain est infini. Il faut donc parier sur elle.

Solder les «utopies»?
Est-ce là un pari qu’on ne fait plus au motif que l’effondrement de la plupart des régimes socialistes en 1989-1990 aurait signifié que l’hypothèse A (l’histoire n’a pas de sens) l’aurait emporté «définitivement» sur l’hypothèse B (l’histoire a un sens)? On pourrait le croire à lire et à voir ce que proposent bon nombre d’intellectuels occidentaux qui s’inscrivent dans ce que l’historien italien (désormais américain) Enzo Traverso appelle la «mélancolie de gauche», mélange de résignation au monde tel qu’il est – où malgré le «visage hideux» du néolibéralisme «l’idée d’un autre modèle de société, voire de civilisation, demeure impensable» – et de remémoration des défaites subies, des révoltes écrasées et des révolutions dévoyées. Bien sûr, l’histoire du mouvement social est jalonnée de revers, de Bonaparte à 1848, de la Commune de Paris à la révolution spartakiste, de la guerre d’Espagne à Mai 68… Faut-il, pour autant et contrairement aux acteurs mêmes de ces mouvements qui furent vaincus et qui continuèrent leur lutte dans les geôles, dans la clandestinité ou en exil, solder les «utopies», comme on aime à le dire.

Les hasards (or il y a une «géométrie du hasard» disait Pascal) font qu’au moment où sort en librairie ce livre de Traverso (éditions de La Découverte) qui vient clore étrangement une série d’ouvrages d’une autre tonalité de cet auteur jusqu’ici historien, il se tient à Paris deux expositions qui permettent d’en discuter les principes fondateurs qu’on ne peut guère appeler autrement que ceux du défaitisme: une exposition sur Blaise Pascal («Le cœur et la raison», à la Bibliothèque nationale de France (BNF) – jusqu’au 29 janvier 2017) et une autre intitulée «Soulèvements», due à Georges Didi-Huberman (au Jeu de Paume, jusqu’au 15 janvier 2017). De Pascal, on a déjà parlé en ouverture de cet article avec l’interprétation marxiste de son fameux pari sur l’existence de Dieu: «Il faut parier; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué», écrit le philosophe et mathématicien du 18e siècle: «Si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien». «Embarqué», c’est le mot dont repartait Jean-Paul Sartre pour définir la notion d’écrivain «engagé»: «Prendre la conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire faire passer pour soi et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi.»

L’esthétisation de soulèvements sociaux
Quant à l’exposition du Jeu de Paume, à première vue elle pourrait offrir une alternative à la mélancolie de Traverso puisqu’elle prend pour objet la figure du soulèvement, de la révolte: sur son affiche, deux jeunes gens, de dos, lancent des pierres en direction des forces de police en une sorte de danse gracieuse. Gestualité presque universelle qu’on retrouve dans nombre d’affrontements.

Mais, justement, cette exposition n’a-t-elle tendance à essentialiser le «soulèvement» social, politique en juxtaposant des gravures de Goya et des photographies de Belfast que plus de deux cents ans séparent, les projetant dans un espace formel voire formaliste. Au point d’introduire dans la série de ces rapprochements des soulèvements qui n’ont de lien que dans le lexique et par une sorte de «jeu de mots» proche de l’absurde: soulèvement d’un drapeau (rouge au besoin, certes) sous le vent, mais aussi bien d’un sachet en plastique quelconque, ou soulèvement d’une table par une soufflerie (dans une performance artistique).

Cette esthétisation d’un phénomène social et politique par extraction de son contexte a en outre un aspect qui nous ramène à la «mélancolie de gauche»: toutes les représentations, toutes les images – peintes, photographiques, graphiques – tous les objets exposés appartiennent ou désignent des soulèvements qui vont échouer. On remarque une absence forcément délibérée de tout soulèvement d’une révolution ayant abouti (1789, 1917, 1959…) ou la sélection au sein de celle-ci d’un moment de recul ou de défaite: Cronstadt 1921 (écrasement d’une révolte contestant le pouvoir bolchévik) plutôt que 1919… L’identification ou l’empathie pour les vaincus a toujours nourri la tradition révolutionnaire (c’est ce que Traverso appelle l’imaginaire d’une «tradition cachée») mais dans la perspective de reprendre la lutte non de s’abîmer dans la déploration. Marx ne disait-il pas dans Les luttes des classes en France qu’il faut «laisser les morts enterrer les morts»?

La jouissance d’une contre-société du partage
Pour revenir à la définition de l’engagement de Sartre: il s’agissait de passer de la spontanéité immédiate au réfléchi. La spontanéité paraît toujours plus belle, d’où le retour des séductions de l’anarchisme (on parlait en 1968 des «spontex», de «spontanéisme»), dans la mesure même où elle est vouée à décroître et à s’échouer. Dans le film de Sylvain Georges, Vers Madrid, où l’on observait les assemblées des militants de Podemos sur la Place Puerta del Sol, cette tension entre la construction politique, l’organisation des luttes et la jouissance au présent d’une contre-société du partage et de la convivialité était perceptible dans les discours des uns et des autres. «Nuit debout» et d’autres propositions du même type ont rejoué cette dialectique du pari sur l’avenir – souvent coextensive du parti de l’avenir – ou du moment présent insoucieux du lendemain. Il faut relire Blaise Pascal.

Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), La Découverte, 2016.
«Pascal, le cœur et la raison», à la Bibliothèque nationale de France (BNF), Paris, jusqu’au 29 janvier2017
­«Soulèvements», au Jeu de Paume, Paris, jusqu’au 15 janvier 2017