«L’entreprise de démolition sociale de Trump invite la gauche à la radicalité»

Etats-Unis • Pour Olivier Voirol et Loise Bilat, sociologues à l’Université de Lausanne, les premiers pas de Trump à la présidence laissent présager d’une politique qui incarne les formes les plus extrêmes du capitalisme. Eclairage.

«Trump ne rompt pas du tout avec une forme de néolibéralisme extrême, basé sur la dérégulation totale», analyse Loise Bilat. (photo: Gage Skidmore)

Olivier Voirol est sociologue et spécialiste de l’école de Francfort, qui, dans les années 30, s’était interrogée sur la montée des fascismes en Europe. Loise Bilat termine une thèse en sociolinguistique sur le discours néolibéral. Interview.

Trump a nommé autour de lui d’une part des personnages au profil ultralibéral, issus de grandes entreprises et de l’autre un profil qui ressemble plus à une extrême droite de type nationaliste ou suprémaciste blanche, comme Stephen Bannon. Comment comprendre ce mélange?
Loise Bilat Le mouvement «trumpiste» est un continuum qui va des néo-réactionnaires attirés par une forme d’anarcho-libéralisme extrême, mais qui ne s’intéressent pas tellement aux problèmes raciaux – on trouve notamment parmi eux des chefs d’entreprises travaillant dans les nouvelles technologiques, l’informatique – aux paléo-conservateurs, qui sont extrêmement agressifs, obsédés par la question raciale, antisémites, islamophobes, etc. Ces gens ne vont pas forcément s’entendre entre eux.

Cela dit, ces deux tendances partagent à mon avis la conviction qu’il existe dans la société des hiérarchies naturelles, et que tous les problèmes proviennent de la limitation de ces hiérarchies par des politiques de quotas, de discrimination positive, de multiculturalisme, etc. Ils tiennent un discours anti-establishment avec l’idée de vouloir revenir aux «vraies hiérarchies», qui peuvent être raciales, classistes, ou sexistes.

Corey Robin, politologue américain qui travaille sur la pensée réactionnaire, affirme que l’on se trompe en opposant le libéralisme ou le néolibéralisme au conservatisme et que ces courants sont beaucoup plus proches qu’on ne pourrait le croire. Le libre-marché n’est plus forcément opposé à un nationalisme économique. Il y a des passerelles. Par ailleurs, on peut tout à fait être dans une perspective très libérale au niveau économique en reniant le libéralisme politique, qui est lié aux idées de démocratie.

Comment situer Trump lui-même?
L.B. Trump est clairement pro-capitaliste. Il va valoriser les entrepreneurs, abolir toute barrière à la volonté de faire du business. En ce sens, il ne rompt pas du tout avec une forme de néolibéralisme extrême basé sur la dérégulation totale. Sur les traités de libre-échange et le protectionnisme, il est à mon avis trop tôt pour déterminer les contours de sa politique. Pour l’heure, il a l’air de tâtonner. Il y a des oppositions entre certains membres de son administration, qui semble connaître une grande désorganisation.

Comment interpréter la dénonciation par Trump d’un traité de libre-échange comme le TPP. N’est-ce pas une démarche justement opposée au néolibéralisme?
Olivier Voirol Je pense qu’on a affaire à une vision plus radicale qu’on ne l’imagine. La gauche s’est opposée à ces accords de libre-échange pendant des années. Elle pointait du doigt notamment le fait qu’ils présupposent une égalité entre les acteurs impliqués dans l’échange alors qu’il existe en réalité des rapports de domination, menant certains acteurs puissants à s’approprier les ressources des pays pauvres. Dans cette optique, certaines voix de gauche ont salué la décision de Trump. Il n’agit cependant pas du tout dans cet esprit. Pour lui, il n’y a même plus l’idée libérale traditionnelle d’un échange entre égaux qui va pacifier les mœurs. Trump ne nie pas les inégalités, il les reconnaît et les encourage. Et pour lui, ces accords représentent déjà une trop grande concession face aux autres pays, qu’il veut écraser pour de bon. Il n’y a même pas besoin de contrat, c’est la force brute qui doit jouer.

En quoi ces accords seraient-ils trop contraignants?

O.V. Ils impliquent des contreparties. Par exemple, pour conquérir le marché du voisin, il faut ouvrir son propre marché. Et Trump veut conquérir sans ouvrir son marché. C’est donc l’idée d’une domination brute, un rapport de force à l’état pur, qui n’a rien à voir avec la critique de la gauche. En tant qu’entrepreneur, Trump était d’ailleurs connu pour engager systématiquement les travailleurs les moins protégés, qu’il ne payait pas ou sous-payait, cassant les conventions, etc. Dès ses premiers jours à la Maison blanche, il fait cela: faire sauter ou limiter toutes les réglementations, le droit du travail, les syndicats, les réglementations environnementales, bref, tout ce qui permet à des acteurs déjà vulnérables d’avoir un très maigre filet de protection. C’est tellement sauvage qu’on a de la peine à l’imaginer.

L.B. Lorsqu’il dit vouloir ramener du travail aux Etats-Unis, j’ai l’impression qu’il parle d’emplois sous-payés, et de faire sauter toutes les règles liées au respect de l’environnement par exemple. Il parle de protectionnisme, mais cela ne signifie pas forcément protéger les travailleurs.

Certains observateurs ont fait des parallèles avec le fascisme. Qu’en est-il?
L.B. Il y a des parallèles à faire. Notamment dans son utilisation autoritaire du pouvoir. Avec son décret anti-immigration par exemple, il veut, par la force, aller contre la Constitution. Par ailleurs, en signant de multiples décrets, il se met en scène comme une personne qui peut, toute seule, décider, sans aucune discussion ou consultation. Cela rappelle un mode de gouvernement dictatorial. Par ailleurs, Trump apparaît dans un contexte de crise économique, comme dans les années 30.

O.V. Je pense pour ma part qu’il faut faire attention avec ce parallèle car cela peut aussi nous aveugler. Cela dit, il y a des similitudes, comme le fait de requalifier la question sociale en question nationale ou ethnique et non en termes de conflit capital-travail. On le retrouve lorsque Trump s’adresse à la classe ouvrière avec un discours anti-migrants.

Il y a aussi sa conception de la politique. Le philosophe Walter Benjamin, qui a beaucoup travaillé sur le fascisme allemand, constatait que les fascistes esthétisent la politique, la transforment en art. La politique n’est plus une manière de traiter les questions conflictuelles de la collectivité, mais une question esthétique (fascination pour les grands défilés, la grandiloquence, etc). Ils confondent complètement deux registres opposés. Avec ses tweets à tout va, Trump transforme lui aussi, d’une certaine façon, la politique en spectacle, en divertissement.

Finalement, Adorno soulignait la mise en avant de leurs émotions et de leur vie personnelle par les leaders fascistes, dans une tentative de faire croire qu’ils sont comme tout le monde, ordinaires. A l’opposé d’une délégation politique qui implique une forme de froideur, de distance. A sa manière, Trump incarne aussi cela. Il est hyper narcissique, colérique. C’est le retour des émotions les plus bestiales, les plus brutales en politique, comme on l’a déjà évoqué. Sur ces trois points, il y a des vraies similitudes. Mais peut-être que cela s’arrête là.

Trump a-t-il une vision?
O. V. Pour moi, il a une vision réactionnaire qui consiste à revenir en arrière au sens propre, détricoter tout ce qui a été fait depuis 2008, voire avant: les lois sur la finance, l’Obamacare, les lois sur l’environnement, etc. Dans le slogan «Make america great again», il y a d’ailleurs cette idée de retour en arrière. Vraisemblablement vers l’époque du capitalisme débridé. Dans ce cas, le détricotage pourrait continuer et aller très loin. Et cela va laisser des traces durables sur les institutions américaines.

Comment résister?
O.V. Trump est un symptôme d’un ensemble de choses nocives et hideuses dans le fonctionnement du système capitaliste. Son accession au pouvoir est un signal radical qui nous invite à la radicalité pour en sortir, et repenser des alternatives de gauche, pas seulement électorales, ni seulement aux Etats-Unis. Il s’agit de se réinventer, de faire preuve d’imagination, comme tentent de le faire différents mouvements aujourd’hui, en quête de plus d’horizontalité. Un piège pour la gauche américaine serait de ne faire que de la résistance à Trump, ou de ne se concentrer que sur le prochain terme électoral.

Cela dit, il faut aussi garder à l’esprit que le phénomène Trump ne représente pas l’ensemble de la population américaine, mais une minorité. Il s’explique aussi par rapport aux institutions américaines, au système électoral vétuste qui est en décalage par rapport à la manière dont la politique se fait aujourd’hui. Sans ce système, il n’aurait pas été élu.

L.B. Trump, comme d’autres mouvements d’extrême droite ailleurs, intervient dans un moment où la gauche s’est ralliée au projet social-libéral et a abandonné un narratif en termes d’affrontements entre capital et travail. La désorientation d’une partie de la population liée notamment à la crise économique arrive donc dans un vide idéologique où il est facile d’avoir l’impression que «tous pourris, ils font tous partie de l’establishment, ils défendent tous le marché, et en plus la gauche veut qu’on paie beaucoup d’impôts!» La notion de conflit a disparu de la rhétorique de la gauche. La seule idéologie qui semble évoquer le conflit, quelque chose qui ne va pas, c’est celle de l’extrême droite.

Cela dit, les Etats-Unis ont récemment connu les plus grandes mobilisations de leur histoire. C’est une opportunité à saisir. Mais pour cela il faudra réussir à lutter contre l’idée du chacun pour soi et de la concurrence entre tous, qu’incarne Trump, et qui est valorisée pratiquement toutes tendances politiques confondues depuis les années 80. Cette idée de la compétition, que la solidarité ne sert à rien, grignote déjà trois générations. Au-delà d’un programme de redistribution des richesses, il faudra retravailler cette question en profondeur.

O. V. Nous bénéficions aujourd’hui d’institutions héritées des mouvements sociaux du 19 e siècle, ceux-ci véhiculaient une certaine conception «philosophique» du vivre-ensemble et du «social». Une conception coopérative, également. Celle-ci est attaquée depuis plusieurs années par le néolibéralisme qui détricote pas à pas ce que le mouvement ouvrier avait réussi à construire en termes institutionnels, de droits, de protections, etc. Au profit d’une conception concurrentielle et agressive entre les gens. On a beaucoup critiqué le néolibéralisme mais on n’a pas réussi à le vaincre réellement, y compris quand il était en crise de légitimité, après la crise financière de 2008. Peut-être parce qu’on ne l’a jamais pris à la racine, c’est-à-dire au niveau de sa «philosophie», consistant à définir ce que signifie faire société – ou pas. Reprendre cette bataille des idées et de la conception de la vie collective est aujourd’hui un défi de taille pour la gauche.