La liberté, un mot qui refuse de se taire

Livre • Romancière et journaliste turque, ex-collaboratrice d’un quotidien pro-kurde aujourd’hui interdit, la physicienne Asli Erdogan, en liberté conditionnelle après 4 mois et demi de détention, brise l’étau du silence pour dénoncer, en un chant de douleur, violence et oppression.

Asli Erdogan ose être féministe, plaider la réconciliation des Kurdes et des Turcs et nomme «génocide» le drame des Arméniens.

Vingt-neuf textes parus durant ces dix dernières années dans un quotidien pro-kurde aujourd’hui interdit, l’Özgür Gündem (Journal libre), disent en une langue d’un lyrisme bouleversant «les mots qui refusent de se taire», qui sont cri, et le silence, ce «Silence qui n’est même plus à toi», titre du recueil paru chez Actes Sud. Asli Erdogan, dont le patronyme est sans lien avec celui du président turc, publie ces chroniques qui lui ont valu d’être incarcérée dans la prison de Bakirköy à Istanbul, un lieu qu’elle évoquait dans son roman Le Bâtiment de pierre, alors qu’elle vient d’être libérée conditionnellement; la prochaine audience de son procès est fixée au 14 mars.

Physicienne et écrivaine
Physicienne de formation, Asli Erdogan a travaillé deux ans au CERN à Genève, sera ensuite assistante à l’Université d’Istanbul, puis deux ans durant à Rio. De retour en Turquie, elle se consacre uniquement à l’écriture, reconnue en Europe, rejetée en son pays; ses romans sont traduits dans de nombreuses langues. On découvre dans ses articles une essayiste engagée dont la plume ne se contente pas de rapporter des faits, d’informer sur les coups d’Etat et la répression en Turquie, le génocide des Arméniens, l’horreur de la shoah, mais laisse entendre dans des pages d’anthologie, d’une intensité envoûtante, la souffrance de l’âme, les déchirures du cœur face à la guerre, l’oppression, la torture, la mort.

Rarement on aura décrit avec une telle poétique désespérée l’effroi d’une nuit en pleine guerre civile, une guerre «plus vraie que réelle», ou un incendie visionnaire, métaphore de la Turquie, qui finalement ne laisse plus que fumée, plus loin l’évocation hallucinante d’une forêt en plein hiver, l’obsédant souvenir des morts à Auschwitz hier et à Cizre aujourd’hui, la demande émouvante de cette mère: «dis-moi juste un mot d’espoir», mais aussi, touchante de simplicité, la description de trois perruches colorées en prison dans leur cage, le geste gratuit d’un jeune chômeur qui lui paie son journal.

Verdict ou cri
«L’écriture est soit un verdict, soit un cri.» Et sous la plume d’Asli Erdogan le cri devient verdict, brise l’étau de silence parce qu’elle ne veut pas être complice, quel qu’en soit le prix, fut-ce l’incarcération ou la tentation du suicide. Mais écrire est aussi un fugace espoir, «une tentative de se libérer», voire de dire «l’inextinguible et silencieuse flamme de l’existence» autant que de dénoncer les inégalités, les compromissions, le racisme, les tyrannies, dont celle si marquée en son pays des hommes sur les femmes.

Car Asli Erdogan ose être féministe, comme elle ose plaider la réconciliation des Kurdes et des Turcs, nommer génocide le drame des Arméniens, rappeler qu’entre Israéliens et Palestiniens, bourreaux et victimes échangent leur rôle, comme dans tant d’autres situations. Elle ose «analyser, observer, raisonner. Parler de la violence, de la peine, du meurtre. Donc de la guerre, de la paix, de la justice… »

Les phrases souvent s’arrêtent sur trois points de suspension qui ouvrent à la réflexion, interpellent l’indicible, rappellent la perpétuelle interrogation sur le destin, parce que «ces mots, tel un moule vide, attendent qu’on les remplisse de substance.» Les courts chapitres se succèdent, constats tragiques ou réflexions plus personnelles, chants de douleur ou mélodie de silence. On ne sort pas indemne de ce livre écrit en turc et remarquablement traduit. Manquent peut-être quelques notes sur l’histoire et les événements récents de Turquie évoqués juste par une date ou un nom de lieu qui parlent certes à ceux qui les ont vécus, mais que le lecteur peut avoir oubliés dans le tourbillon des drames quotidiens.

Asli Erdogan, Le silence même n’est plus à toi, Chroniques traduites par Julien Lapeyre de Cabanes, éditions Actes Sud, 176 pages, 2017.