«Je ne suis pas votre nègre, je suis un homme»

FIFDH • Au travers du regard du grand écrivain James Baldwin, le réalisateur haïtien Raoul Peck revient de manière saisissante, dans son film «I am not your negro», sur le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis.

En 1948, écœuré par les préjugés racistes aux USA, Baldwin a quitté son pays pour s’installer presque définitivement à Paris (photo Allan Warren).

La présence à Genève du réalisateur haïtien Raoul Peck constitue un temps fort de la quinzième édition du Festival international du film et forum sur les droits humains (FIFDH). Au travers du regard du grand écrivain étasunien James Baldwin, le documentaire «Je ne suis pas votre nègre» nous fait revivre de manière saisissante le mouvement des droits civiques aux Etats-Unis. Une Histoire marquée par les horreurs de la ségrégation et de la violence raciale, qui se rejoue aujourd’hui dans les Etats-Unis en perdition de Donald Trump.

Malcolm X et Martin Luther King
Nominé aux Oscars pour le meilleur film documentaire en 2016, Je ne suis pas votre nègre est basé sur le manuscrit inachevé de Remember this house. Ce texte évoque les souvenirs de l’écrivain avec ses amis Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King. Symboles de la lutte pour la libération des Noirs, ces trois figures du mouvement des droits civiques incarnaient la soif de justice, l’espoir d’émancipation, le courage et la détermination de millions d’Afro-Américains. Tous les trois furent sauvagement assassinés par des fanatiques blancs au cours des années 1960. Non-violence, résistance passive, protestation violente, lutte armée: les moyens d’action qu’ils prônaient pouvaient diverger. Cependant, ses trois amis se rejoignaient dans leur commune estime pour Baldwin. Quant à l’écrivain, il éprouvait pour eux beaucoup d’affection. Le film évoque avec pudeur l’effroi et la tristesse suscitée par leur tragique disparition.

Romancier, essayiste, auteur de théâtre, James Baldwin est le père d’une œuvre littéraire d’une impressionnante variété et d’une très grande richesse. Un regain d’intérêt pour ses écrits s’observe ces vingt dernières années. En septembre dernier, le président Barack Obama portait le Musée national d’histoire et de culture afro-américaine de Washington sur les fonts baptismaux en empruntant des mots à Baldwin dans son discours.

En se basant presque exclusivement sur des extraits de ses écrits et interventions publiques, le film de Raoul Peck permet d’apprécier la vivacité d’esprit et l’éloquence sans égale de l’écrivain. La voix-off de Samuel L. Jackson confère à la narration la simplicité et l’authenticité recherchées. Les images d’archives de ses conférences et entretiens télévisés alternent tout au long du film avec de belles photographies.

Mettre un terme à quatre cents ans de domination. Rompre avec l’expérience sans cesse répétée de l’humiliation et de l’avilissement. Regarder en face un succès économique construit sur la servitude des champs de coton des Etats du Sud. Les Afro-Américains doivent s’opposer à la violence de la police, à la ségrégation à l’école et dans les transports en commun. Pour être mise en mouvement, leur souffrance doit être articulée collectivement: «On ne peut changer tout ce que l’on affronte, mais on ne change rien tant que l’on ne l’affronte pas», résume Baldwin. Ce dernier scrute avec un scalpel l’arrière-plan politique et social de la haine anti-noire aux Etats-Unis. Sa langue semble cerner mieux que quiconque «la culture de l’opprimé». Et d’explorer les soubassements psychologiques du sentiment raciste pour en traquer les manifestations les plus intimes.

Peur de la vie et distorsion de la réalité
Baldwin sonde avec une acuité rare les tensions sociales et analyse les ressorts variés de la violence raciste. «Le racisme anti-noir ne repose pas seulement selon Baldwin sur des actes: il plonge ses victimes dans un état émotionnel et cognitif particulier lié à une distorsion de la réalité. Pour l’écrivain, le Noir auquel le Blanc est hostile n’est pas un Noir réel. Il correspond à une partie de sa propre psyché auquel le Blanc assigne notamment la fonction d’incarner l’effroi. Cependant, l’identité collective étasunienne est indissociable selon Baldwin de son identité noire, ce qui confère paradoxalement à sa pensée un certain optimisme», commente le journaliste Nic Ulmi qui modérera samedi 18 mars une table-ronde sur le thème du racisme contemporain dans le cadre de la projection du film I am not your negro au FIFDH.

Dance Fool Dance (1931), Imitation of Life (1934), Guess who is coming to dinner (1967): en introduisant notamment judicieusement de courts extraits tirés de ces films, «Je ne suis pas votre nègre» exemplifie la responsabilité du cinéma étasunien dans la perpétuation de stéréotypes raciaux particulièrement dégradants. Le Noir incarne tour à tour la menace subversive et la soumission servile dans de très nombreux films. L’industrie hollywoodienne a ancré les préjugés les plus morbides dans l’imaginaire culturel étasunien. L’efficacité à produire de la haine durable à large échelle découle du caractère contradictoire de ces images repoussoirs.

Pauvreté morale et émotionnelle
La caméra de Peck renforce la critique sociale de Baldwin et sa verve ironique mordante. Le réalisateur raille avec l’écrivain la fiction d’une Amérique soucieuse de défendre les valeurs de la démocratie, pourvoyeuse d’amour et de bonheur. Pour ce faire, Peck introduit des images tirées de l’industrie du divertissement et de la pop culture. Pour dénoncer la pauvreté émotionnelle et la vacuité morale insondable de la société américaine contemporaine, il intercale notamment des images de télé-réalité. Il fait entendre les nombreux discours de politiciens et présidents étasuniens, y compris du sinistre Donald Trump. Ces derniers sont occupés à s’excuser de façon ridicule de ne pas avoir tenu leurs promesses de campagne ou de s’être compromis dans telle ou telle affaire.

Baldwin dénonce la pudibonderie, l’hypocrisie et le scandale qui règnent autour du thème de la sexualité, en particulier lorsqu’elle concerne les couples racialement mixtes. Du fait de leur couleur de peau et à l’inverse d’un Marlon Brando, Sydney Bechet et Harry Belafonte ne sont pas reconnus ouvertement comme des icônes de beauté masculine. Peck ne fait cependant pas de la bisexualité ou de l’homosexualité de Baldwin un thème central de son film. Son propos consiste à explorer la violence des rapports sociaux de race vu au travers de l’engagement de l’écrivain dans le mouvement des droits civiques et à dénoncer la permanence de la violence anti-noire à travers le temps.

L’actualité de la violence raciale et de la ségrégation
Les passages les plus mortifiants du film font s’entrecroiser des scènes connues de violence commises contre les Afro-Américains dans les années 1950 et 1960 (Montgomery, Little Rock, etc) avec des images similaires plus proches de nous temporellement. Rodney King, Aiyana Jones, Trayvon Martin, Eric Garner, Michael Brown, Tamir Rice, Freddie Gray, Sandra Bland, etc: la liste des Noirs américains tués ces vingt dernières années énumérée dans le film, et les circonstances ignobles de leur assassinat, est longue et malheureusement incomplète.

I Am Not Your Negro, de Raoul Peck est à voir au Festival international du film et forum sur les droits humains (FIFDH) de Genève le vendredi 17 mars à 20h30 et le samedi 18 mars à 14h

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Un triste retour par Selma

La réflexion suscitée par le film de Raoul Peck se prolonge intelligemment dans le cadre de plusieurs projections du film «Etats-Unis: le nouvel apartheid» de Romain Icard pour les élèves adolescents des classes genevoises. Lieu emblématique du mouvement pour les droits civiques, la ville de Selma en Alabama est à nouveau scindée en deux, comme l’illustre la répartition des effectifs scolaires entre ses deux grands lycées. D’un côte, Selma High School, un établissement public, qui accueille un millier d’élèves tous afro-américains. De l’autre, la John Tyler Morgan Academy, un lycée privé qui porte le nom d’un des fondateurs du Ku Klux Klan et abrite cinq cents élèves, tous blancs. La caméra suit les élèves, leurs professeurs et leur entourage. Elle éveille la conscience citoyenne en confrontant les spectateurs aux espoirs déçus, aux craintes et au profond sentiment d’abandon qui ronge aujourd’hui Selma, ville symbole du racisme aux Etats-Unis.