Le paradis des traders, l’enfer des populations

Cinéma • «Trading Paradise» sort cette semaine dans les salles. Un film qui jette la lumière sur les conséquences environnementales et humaines de l’extraction de matières premières, un business qui concerne directement la Suisse. Interview du réalisateur Daniel Schweizer.

"Trading Paradise" est le troisième film de la trilogie du réalisateur Daniel Schweizer sur la thématique de l'extraction et du commerce des matières premières. (photo: Cineworx)

La Suisse figure aujourd’hui au rang des principales plateformes mondiales du commerce des matières premières. 60% du commerce des métaux et 35% du commerce du pétrole brut et des céréales transitent par la Suisse. L’activité du secteur s’est démultipliée ces dix dernières années. Mais la globalisation a des effets paradoxaux et injustes. Les normes contraignantes ne s’appliquent pas partout. Alors qu’elles bénéficient d’un cadre réglementaire propice et d’une taxation très avantageuse, les multinationales implantées dans les villes helvétiques aiguisent leurs appétits aux quatre coins de la planète, la plupart du temps à l’abri des regards et d’une manière encore très largement incontrôlée.

Terre, eau et air contaminés ont pour conséquence l’intoxication sévère de vieillards, de femmes, d’enfants et d’animaux, qui développent différents types de maladies. Les populations locales font l’objet de pressions et de menaces. Elles subissent aussi parfois des violences de la part des représentants des industries extractives et de leurs alliés en charge du contrôle des territoires.

Dans Trading Paradise, projeté en avant-première au FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains) la semaine dernière, Daniel Schweizer nous emmène autour des mines de cuivre controversées de Mopani à Mufulira en Zambie et d’Antapaccay à Espinar (Cuzco) au Pérou. Sa caméra donne aussi à voir et à entendre l’inquiétude des Indiens Xikrin, menacés par l’agrandissement des sites d’extraction de Nickel de Onca Puma au Brésil. Elle fait enfin des détours éclairants par les salons de Genève et de Davos.

Trading Paradise est le dernier volet d’une série de trois documentaires consacrés aux conséquences environnementales et humaines de l’extraction de matières premières en Afrique et en Amérique du sud. On observe une continuité s’agissant non seulement des thèmes que vous explorez, mais aussi des réactions suscitées par les faits que vous dénoncez…
Daniel Schweizer: 70% de l’or mondial étant raffiné en Suisse, nous nous étions retrouvés lors du tournage de Dirty Gold War face à une sorte d’omerta de l’industrie du luxe et de l’or. Un débat public avait cependant vu le jour dans le sillage du film. Certaines personnalités, comme Dick Marty, ont réclamé des mesures pour légiférer et surveiller l’évolution de ces marchés. Les grandes raffineries de Metalor et d’Argor avaient refusé notre invitation à témoigner dans le documentaire. Après sa sortie, nous avons été accusés de salir l’image de la Suisse. Nous avons retrouvé une même atmosphère en réalisant Trading Paradise. Le président de l’Association suisse du négoce des matières premières et de transport maritime (STSA), Stéphane Graber, a essayé de nous fermer toutes les portes. Il est intervenu par exemple auprès du responsable de la communication de Glencore Charles Watenphul pour le dissuader d’entrer en dialogue avec nous. Il a aussi réussi à obtenir l’annulation de notre entretien avec son homologue en Suisse alémanique.

Dans Trading Paradise, le PDG de Glencore Ivan Glasenberg déclare que sa société respecte tous les standards environnementaux et en matière de droits humains. Des représentants de la multinationale étaient présents à vos côtés lors de l’avant-première du film à Genève. Ils ont répondu aux questions du public. Comment interprétez-vous la posture adoptée par l’entreprise?
Depuis la fusion avec Xstrata, Glencore est cotée en bourse. Cela a changé le rapport de la société avec les médias en lui imposant un devoir de communication. Comme elle ne fait pas partie de l’Association suisse du négoce des matières premières et de transport maritime, l’entreprise se sent moins liée par les avis émis par la direction de de cette association. Lorsqu’ils ont compris que nous étions déterminés à enquêter sur la situation sur les sites d’extraction de Mufulira (Zambie), mais aussi d’Antapaccay (Pérou), et que notre documentaire, coproduit par la SSR, allait être diffusé dans les trois régions linguistiques, les représentants de Glencore ont dû estimer qu’ils avaient intérêt à collaborer.

Ces derniers se figent cependant dans une attitude de déni total. Ils refusent d’entrer en matière sur les faits. Ils cherchent à faire passer les dédommagements proposés aux agriculteurs riverains du site de Mufulira pour de la philanthropie. Ils ne montrent de plus aucune volonté de reloger les riverains du quartier de Kankoyo. Leur stratégie consiste à ne pas reconnaître ou à émettre des doutes sur la réalité des faits que nous pointons du doigt. Les rapports de force sur le terrain jouent malheureusement en leur faveur car les procédures civiles entamées au niveau local ont très peu de chance d’aboutir.

Votre film documente aussi la visite d’une délégation de la Commission des affaires extérieures du Conseil national sur le site d’extraction de Glencore à Antapaccay, au Pérou. Pouvez-vous nous décrire les circonstances de cette visite et les réactions suscitées par la présence de votre caméra?

Le Pérou entretient des relations privilégiées avec les sociétés extractives suisses. C’est un Etat minier. Lorsque nous avons appris que cette visite était agendée, il nous a semblé judicieux de la faire correspondre avec les dates de notre séjour sur place. C’était une occasion unique d’accompagner les élus dans leur fonction et de tourner à l’intérieur de la mine sans se retrouver avec Glencore comme seul interlocuteur. Nous avons également pu filmer la rencontre des parlementaires avec les représentants de la société civile péruvienne. Ces derniers se mobilisent activement contre les dégâts occasionnés par l’activité du site.

Lorsque certains flashs pas assez discrets ont crépité, nous avons compris que la rencontre se tenait sous haute surveillance. Un employé local de Glencore en charge des relations avec les riverains de la mine surveillait en fait les rencontres des parlementaires suisses. Ce fait a été déploré par le président de la Commission Carlo Sommaruga. Enfin, les députés UDC Maximilian Reimann et PLR Doris Fiala, que l’on voit prendre ouvertement parti pour Glencore dans le film, ont tenté d’interdire après coup la diffusion des images qui les compromettaient. Ils avaient eux aussi été informés préalablement de notre présence. Bien que leurs doléances nous aient été transmises, ils ne sont heureusement pas parvenus à faire interdire la diffusion.

Une autre partie du film nous rend attentif aux ravages que continue à commettre la multinationale Vale au Brésil. Des mobilisations très importantes ont d’ailleurs déjà eu lieu dans ce pays, comme dans de nombreux autres, contre les agissements de cette multinationale…
La situation au Brésil est particulièrement préoccupante car le Sénat est en train d’y ouvrir de nouvelles terres à l’exploitation minière ceci en dépit de la loi de la Foresta qui délimite les terres indigènes censées être protégées. Nous avons pu rencontrer les Indiens de la région, les Xikrin, grâce à l’aide d’un ami médecin qui les soigne et d’un ami photographe. Le tournage a cependant eu lieu en toute clandestinité. Il fallait se faire le plus discret possible pour éviter les problèmes avec les autorités brésiliennes. Je sais que nos tournages à Xikrin et sur le site minier de Carajas n’ont pas plu à Vale. L’entreprise est néanmoins pour l’instant silencieuse car la société de communication Burston leur a conseillé de ne pas réagir.

On peut entendre dans votre film les points de vue critiques de personnalités de premier plan et d’experts d’ONGs respectées comme Public Eye et Alliance Sud, celle du Conseiller aux Etats Dick Marty, des célèbres activistes de l’environnement Yes Men et de l’économiste étasunien Joseph Stiglitz. Ces témoignages confèrent du poids supplémentaire à votre plaidoyer…
Nous avons en effet pu bénéficier directement des enquêtes menées par les experts des ONGs spécialisées sur ces sujets comme Marc Guéniat de Public Eye. Dick Marty est une des premières personnalités à avoir pris position sur ce thème en sonnant l’alarme sur les agissements de ces sociétés. Les Yes Men ont quant à eux l’avantage de poser – avec leur humour mordant – un regard étranger sur la Suisse. Du fait qu’ils sont «extérieurs», ils utilisent pour évoquer ces sujets un ton qu’aucun protagoniste suisse n’aurait pu adopter. Enfin, le fait d’avoir pu filmer en marge du Forum économique mondial de Davos, la remise par l’ancien prix Nobel d’économie Joseph Stigliz du prix de la honte à l’entreprise Vale lors des Public Eye Award avait aussi une portée symbolique très importante.

Pour enrichir la trame narrative, vous faites usage dans votre film d’images d’archives colorées et évocatrices. La musique parvient elle aussi à donner un rythme particulier au documentaire…
Ces images sont là notamment pour évoquer la loi du Far West, sans pitié et cynique. Certaines des images montrées sont tirées du film «Le sel de la terre», qui fut tourné en 1954 en toute clandestinité. Il fut interdit par la censure sous le maccarthysme car il montrait un bras de fer entre des syndicats, la direction d’une mine et la police. Le film sera interdit jusqu’en 1974. J’ai aussi trouvé des images d’archives de films brésiliens et péruviens qui furent tournés sur plusieurs sites d’industries extractives. A cause de la décomposition matérielle due au passage du temps, les images apparaissent orange à l’issue du transfert des copies 16 millimètres en format vidéo. C’est ce qu’on appelle «le syndrome du vinaigre» dans le langage des réalisateurs. Ce travail sur les archives vidéo était un moyen de célébrer l’importance de rassemblements et de luttes sociales du passé, de mettre en parallèle le passé et le présent dans le cadre d’un travail d’archéologie de la mémoire.

En ce qui concerne la musique que l’on entend, c’est l’influence du blues. J’ai collaboré avec le rappeur Greis. C’est un artiste engagé qui s’était déjà rendu au Public Eye Award. Après avoir remarqué que la forme rap ne convenait pas, j’ai collaboré avec son ami musicien Benjamin Noti et son producteur Claudio Bucher et ils ont imaginé tous les trois cette bande-son puissante.