Les nouvelles générations bousculent la politique

France • Selon Vincent Tiberj, professeur à Sciences-Po Bordeaux et auteur de l’ouvrage «Les citoyens qui viennent», l’arrivée de nouvelles cohortes à l’âge adulte favorise l’ouverture culturelle et la gauche. Explications (Propos recueillis par
Christophe Deroubaix, paru dans l’Humanité).

Selon Vincent Tiberj, pour les jeunes, le vote reste un acte démocratique central, mais pas suffisant. Ils se mobilisent aussi par les pétitions, le boycott et les manifestations type Nuit Debout (photo: Daniel Maunoury)

En quoi les citoyens qui viennent sont-ils différents des citoyens qui partent?
Vincent Tiberj Les citoyens qui partent sont nés avant la Seconde Guerre mondiale ou juste après. Ils ont une culture politique particulière avec un alignement à droite très fort, que l’on pouvait mesurer dès le début de la Ve République. Le seul groupe d’âge dans lequel François Fillon est largement en tête, c’est celui des plus de 65 ans. Ils sont en adéquation avec une culture de la déférence: on s’en remet aux partis, à un leader, à des élites, aux autorités (Église, police, politique). Mais ces cohortes renvoient à un monde qui est en train de disparaître.
Les générations qui suivent, en revanche, ont un rapport distant à la politique institutionnelle. Ce n’est pas pour autant une coupure avec la politique. Ces citoyens se mobilisent lorsqu’ils perçoivent des enjeux, pour l’élection présidentielle par exemple, mais s’abstiennent lorsqu’ils n’en perçoivent pas (élections européennes). Il s’agit d’une abstention informée, pas de désintérêt ou d’incompréhension, de ce qu’est la société.

Les baby-boomers votent car c’est un devoir. Les post-baby-boomers votent parce que c’est un droit. Pour les cohortes les plus récentes, le vote reste un acte démocratique central, mais il n’est plus suffisant. Elles se mobilisent par d’autres moyens que le vote: les pétitions, le boycott ou des manifestations type Nuit debout. Et encore, je ne parle que de formes de participation pour lesquelles nous avons suffisamment de recul historique. Mais certainement avons-nous une conception de la participation datée. On se rendra sans doute compte que la politique se retrouve dans beaucoup de domaines que l’on ne mesure pas encore totalement et que, par exemple, choisir de vivre dans un quartier mixte ou se replier sur une zone pavillonnaire, c’est aussi un choix politique.

À rebours d’un discours ambiant sur le repli de la société française, vous estimez que le renouvellement générationnel conduit à l’ouverture culturelle…
Il faut sortir de cette idée que l’on devient conservateur avec l’âge. C’est faux. En France, avec 25% de l’électorat qui a plus de 65 ans et un vote à droite très fort, certains ont pu craindre un pouvoir «gris». Sauf que ce constat ne regarde pas comment les gens ont évolué. Or, on se rend compte que ceux qui arrivent à la retraite aujourd’hui sont beaucoup plus libéraux culturellement (sur l’immigration, sur le mariage gay) que les retraités d’il y a dix ans, qui l’étaient eux-mêmes plus que ceux d’il y a vingt ans.

Les valeurs des personnes sont aussi le reflet du monde dont elles viennent. Il existe encore du racisme biologique en France, mais il est porté par des gens qui ont été socialisés dans un monde où la hiérarchie des races relevait de l’évidence. Ces préjugés disparaissent en même temps que les personnes qui les portaient. En plus, les citoyens évoluent sur ces questions-là. Et les choses évoluent vers plus d’ouverture culturelle, oui. On peut dire que le combat culturel (pour l’égalité hommes-femmes, pour l’acceptation des homosexuels, de l’immigration) fonctionne plutôt bien.

Comment expliquez-vous que cette ouverture culturelle s’accompagne d’une droitisation du champ politique?
On a tendance à penser que les valeurs se projettent telles quelles dans le champ politique. Ce n’est pas le cas. Les alignements politiques des individus sont aussi une construction du travail politique des élites. Ce sont aussi les partis qui créent ce que signifie être de gauche et être de droite. Sous la IIIe République, la division portait sur la nature du régime. Puis, la grande fracture a porté sur la question sociale. Jusque dans les années 1980, on se positionnait par rapport aux questions socio-économiques (rôle de l’État, égalité, aide aux plus pauvres). J’insiste sur le fait que ces valeurs ne sont pas obsolètes. Elles continuent à structurer les électorats les plus récents. Mais sont venues s’ajouter les questions culturelles. Quand on se pense de gauche ou de droite, on se pense socio-économiquement mais aussi culturellement. Cela nous conduit à un paradoxe. Nous sommes dans une société de moins en moins raciste, de moins en moins autoritaire et dans laquelle pourtant ces valeurs pèsent de plus en plus dans les urnes.

Il y a de moins en moins de Français qui pensent qu’il y a trop d’immigrés mais ils vont utiliser ces valeurs-là pour voter. Il y a politisation des valeurs, enfin de certaines. Ainsi, les perdants de l’évolution culturelle peuvent se retrouver gagnants dans les évolutions politiques à court terme.

Comment se positionnent politiquement les générations les plus récentes?

Plus une cohorte est récente, plus elle vote à gauche. Et si elle ne vote pas à gauche, cette cohorte aura plus tendance à voter pour l’extrême droite même si le FN n’est pas pour autant le parti des jeunes, comme il n’est pas le parti des ouvriers. La victime politique du renouvellement générationnel, c’est la droite. On pouvait penser que le vieillissement de la population allait faire pencher la balance en faveur de la droite. En fait, le vrai mouvement démographique est celui du renouvellement générationnel.

On a l’impression que l’extrême droite profite plus de cette polarisation sur les valeurs, car elle en a plus conscience, que la gauche…
L’extrême droite joue à fond sur ces valeurs culturelles. D’autant plus que sur les questions socio-économiques comme le rôle de l’État, son électorat est extrêmement divisé.

Du côté de la gauche, il y a eu un mouvement dommageable avec cette idée que du point de vue socio-économique, le clivage gauche-droite était dépassé. C’est la logique blairiste. Cette génération Blair parmi nos élus est celle qui est au pouvoir à la fois au PS et chez les «Républicains». Le personnel politique en France ne se renouvelle pas et cela pèse en termes de culture économique et de réflexion. Les électeurs, eux, ne pensent pas que le clivage sur les questions économiques et sociales est dépassé. Ce sont les questions principales que les électeurs ont en tête et ils continuent de s’opposer sur le rôle de l’État, la régulation, la compétitivité… Les ouvriers, y compris les cohortes post-baby-boom, sont toujours autant de gauche du point de vue socio-économique. La question sociale continue de travailler l’électorat mais l’offre politique, elle, la laisse de côté.

Les valeurs culturelles ont été intégrées tardivement par la gauche. Cela commence à bouger avec Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon sur les questions notamment de l’écologie, de l’immigration. La gauche, qui s’est longtemps pensée comme productiviste, est en train de devenir progressivement rouge et vert. Cela ne va pas sans incertitudes. On ne sait pas si, en cas de faible score de Hamon, le PS ne retournera pas dans deux mois à ses inclinaisons sociales-libérales. Quant à Jean-Luc Mélenchon, il se place dans une logique de VIe République mais il garde une culture très verticale de la Ve République. De ce point de vue, il est aussi l’enfant du monde dans lequel il a grandi et fait carrière.