La robotisation ne saurait être inéluctable

La chronique de Jean-Marie Meilland • On entend parler ces derniers temps du revenu de base et d’une taxe sur les robots pour affronter les pertes d’emplois issues de la robotisation. Ces deux mesures permettraient d’assurer un revenu à tous ceux qui n’accéderaient plus au travail. On juge que l’évolution vers la robotisation est inéluctable, et qu’elle va nécessairement entraîner la disparition d’un grand nombre d’emplois.

On entend parler ces derniers temps du revenu de base et d’une taxe sur les robots pour affronter les pertes d’emplois issues de la robotisation. Ces deux mesures permettraient d’assurer un revenu à tous ceux qui n’accéderaient plus au travail. On juge que l’évolution vers la robotisation est inéluctable, et qu’elle va nécessairement entraîner la disparition d’un grand nombre d’emplois. Ne pas envisager des moyens pour atténuer les conséquences de cette évolution serait donc condamner une bonne partie de la population à la pauvreté et à l’exclusion.

A mon sens, cette position est éminemment critiquable. Elle s’inscrit dans une vision déterministe qui estime que les évolutions économiques et technologiques sont inévitables et que la seule liberté qui nous reste est celle de nous y adapter. Souvent, cette croyance s’accompagne d’une conception très optimiste selon laquelle les évolutions technologiques sont toujours favorables, à condition que tous en profitent. Je ne pense pas que ces deux points de vue soient d’esprit socialiste.

Si la social-démocratie se fixe en effet depuis longtemps comme but d’accompagner les évolutions capitalistes en en limitant les dégâts, une politique socialiste doit continuer à rechercher ce qui contribue le plus à l’émancipation et au bonheur humains. Il est alors évident qu’on ne peut pas sans autres conclure que l’essor de la robotisation avec ses pertes d’emplois est une fatalité globalement positive.

Il faut d’abord relever que les économistes sont partagés. Il n’est pas certain qu’un grand nombre d’emplois soient perdus du fait de la robotisation (un rapport français récent parle de 10 %). Si le nombre d’emplois supprimés était faible, l’instauration d’un revenu de base inconditionnel serait moins justifiée. Et si l’on admettait qu’une intense robotisation allait éliminer beaucoup d’emplois, il faudrait alors se demander si le pouvoir politique devrait laisser faire, ou s’il devrait intervenir. Car pour l’instant, la marche vers la robotisation procède d’intérêts surtout économiques: il s’agit d’abord de remplacer les travailleurs coûtant plus cher par des machines meilleur marché pour augmenter la compétitivité et les profits. On entend peu de réflexions d’un point de vue humain sur les avantages et les inconvénients que la robotisation pourrait avoir pour la vie de toutes les personnes concernées.

Il est bien sûr certain que la robotisation peut servir l’être humain en transférant à des machines des tâches pénibles et répétitives. Depuis cent ans, cette tendance s’est déjà heureusement manifestée, et si elle se poursuit dans des secteurs où des améliorations sont encore possibles, c’est une bonne nouvelle. On ne peut cependant se contenter d’un enthousiasme béat: si la multiplication des robots peut soulager la peine des travailleurs, elle a tout de même, humainement parlant, les deux défauts majeurs de mettre plus ou moins en péril les places de travail et d’ignorer l’importance d’un travail effectué sans machine.

Les réflexions d’innombrables auteurs sur le travail montrent l’importance que celui-ci garde pour l’épanouissement humain1. C’est en effet par le travail que les hommes obtiennent la reconnaissance sociale et acquièrent ainsi l’estime d’eux-mêmes. Une société qui financerait un revenu de base pour tous ceux qui, remplacés par des robots, ne travailleraient plus, serait une étrange société divisée entre l’élite valorisée des travailleurs et la classe dévalorisée des assistés. On a beau dire qu’il serait merveilleux d’obtenir sans contrepartie un revenu qui permettrait de se livrer à des activités libres, ces activités libres auraient bien de la peine à se faire reconnaître. Or du moment que, pour l’être humain, les désirs de reconnaissance et d’appartenance sont fondamentaux, comment pourrait-il s’épanouir sans les satisfaire? A moins que ces activités libres soient utiles et reconnues… mais alors elles équivaudraient à un travail.

Une autre dimension, moins traitée, est la valeur du travail exécuté par l’homme lui-même. En effet il y a d’abord une somme de travaux pour lesquels il est vain d’imaginer que les machines puissent s’en charger: il s’agit en premier lieu de tous les travaux impliquant la relation aux personnes. Comment confier à un robot le travail d’une infirmière, d’un assistant social ou d’un enseignant? Ensuite, il y a tout ce que l’on peut retirer de la collaboration entre l’intelligence et la main. Dans de nombreuses activités, notamment artisanales, les praticiens tirent un grand plaisir d’un exercice complexe par lequel l’intelligence pense la fabrication ou la réparation des objets. L’être humain a besoin de se livrer à des réflexions sur les tâches à accomplir et d’effectuer des manipulations sur des objets concrets.

Il a besoin de se confronter à la résistance de la réalité extérieure et de faire des efforts. Sans cela la vie est ennuyeuse et privée de sens2. A ce propos, certains diront que tout cela pourrait aussi se dérouler dans les loisirs possibles grâce au revenu de base. Mais de nouveau, l’inscription de ces réflexions et de ces gestes dans un contexte social est indispensable. A quoi sert-il de fabriquer une belle montre si ce n’est pas pour en faire bénéficier un autre, à quoi sert-il d’effectuer la difficile réparation d’une automobile si personne ne doit s’en servir? Et quand on produit et répare sérieusement pour des usagers ou des clients, à quoi a-t-on affaire sinon à un travail? Pour ces raisons, confier la plus grande part du travail productif à des robots serait donc humainement parlant très appauvrissant.

D’un point de vue socialiste, l’attitude à adopter devrait donc être critique. Il serait faux d’accepter les évolutions comme inéluctables, sans en examiner les conséquences pour les êtres humains. Il faudrait étudier, à travers un processus démocratique, les avantages et les inconvénients de chaque nouvelle machine dans chaque secteur d’activité. On pourrait ainsi introduire les machines libératrices, mais bannir celles qui sont asservissantes. Celles qui ne sont mises au point que pour accroître la compétitivité et le profit devraient être écartées. Ce n’est certes ni capitaliste, ni favorable à la croissance maximale, mais le socialisme n’a pas à s’en soucier. En s’orientant vers une autre économie stationnaire ou décroissante, on pourrait alors se passer de revenu de base inconditionnel et de taxe sur les robots, sauf si cette dernière devait subventionner le développement d’activités agricoles, artisanales et industrielles faisant un usage modéré des machines.

1) A ce propos, voir M. Alaluf et D. Zamora, Contre l’allocation universelle, Lux Editeur, 2016.
2) Ces questions ont été remarquablement traitées par G. Orwell, Le Quai de Wigan, trad. M. Pétris, Editions Ivrea, 1995, pp. 217 à 234, et par M. B. Crawford dans Eloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, trad. M. Saint-Upéry, Editions La Découverte, 2010, 2016, La Découverte/Poche, et dans Contact, Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, trad. M. Saint-Upéry et C. Jaquet, Editions La Découverte 2016.