A l’écoute mélancolique des oubliés

CINEMA • Anthropologue de formation devenu cinéaste poète, le réalisateur belge Pierre-Yves Vandeweerd, interroge, pense, et cherche à mettre en formes le pouls d’un monde en miettes et d’errants perdus aux marges de l’Histoire et de l’effacement mémoriel.

Les Eternels. Film de Pierre-Yves de Vandeweerd

 «Pour qu’aujourd’hui se tourne vers demain, hier est nécessaire», pose le poète russe Joseph Brodsky. Débarqué en 1996 au Sud-Soudan pour capter une guerre de trente ans, le cinéaste Pierre-Yves Vandeweerd réalise en 2000, Némadis, des années sans nouvelles renouant avec une tribu nomade au chœur du Sahara en interrogeant la posture du réalisateur venu d’ailleurs. Closed District (2004) refigure les êtres filmés qui furent massacrés, donnant le sens d’une perte et d’une impuissance. Sur la trace d’ex-détenus noirs sur sol mauritanien (Le Cercle des noyés, 2007), des Sahraouis oubliés et suppliciés dans le Sud marocain ou dans le mouvement de rendre compte de «l’imaginaire des Sahraouis» par des récits en voix off avec comme dessein de tuiler «images de corps et des visages avec des images d’espaces» (Territoire perdu, 2015). Mais aussi poser des chambres d’échos émotionnels pour des patients tourmentés. Ils viennent d’un univers psychiatrique en Lozère, une région venteuse balayée d’une tourmente neigeuse poudreuse avec un texte du 12e siècle écrit en occitan qui «rappelait les bergers avec leurs troupeaux», explique le cinéaste (Les Tourmentes, 2014).

Minimaliste et dense

Ses films s’intéressent aux êtres en marge et «invisibilisés», aux peuples victimes de conflit et en situation d’exil. Sa caméra attentive génère une plongée qui s’essaye à exhumer quelque chose de l’âme des no man’s land et des peuples croisés. Il en va ainsi de son dernier opus, Les Eternels maraudant sur la piste des êtres balafrés ou réglés par la guerre qui hantent le Haut-Karabagh, enclave arménienne en Azerbaïdjan. A leur esprit, la mélancolie n’est pas une insondable tristesse romantique, mais une fatalité tragique, à la lisière sans cesse redessinée de la névrose et de la damnation, du pourrissement et de la folie.

La guerre est alors ce qui frappe d’étrangeté le réel. Ainsi l’objectif suit-il des soldats dans leur course. On entend la voix : «Un jour, nous avons attaqué une maison… Nous combattions dans l’obscurité tels des animaux sauvages». La maison était déjà en flammes et un piano incendié semblait jouer un requiem. «Une mélancolie, mêlée aux cris d’hommes et aux gémissements de la mourante.» Avec chaque note se réverbérant dans le corps, la musique, minimaliste et dense, de l’Anglais Richard Skelton met ici en avant des existences spectrales rendues tangibles dans l’espace. Comme une lamentation ambient douloureuse, un nœud intense dans les cordes lugubres qui se base sur des harmonies subtiles et sous forme de «drones» (sons, notes et clusters ou grappes de sons voisins maintenus ou répétés) permettant de rejoindre la musicalité intérieure de chaque témoin. Elle rejoint une géopoétique de la mélancolie, «des possibles, où il y a place pour le doute, pour la croyance, et pour une forme de résistance», relève le cinéaste.

Toucher un entre-deux mondes

L’inconsistance dans laquelle la langue fait tomber les choses qui nous entourent en voulant à tout prix les éterniser dans de la signification laisse place à une parole, celle qui tutoie l’autre, l’écoute. L’écriture comme expérience infinie. Ecriture des voix agrégeant rythmes, sens et sensations sur des films essentiellement tournés en 16mm muet. Creusé sur le papier, patiemment poli au fil du tournage et du montage, le texte est basé sur des témoignages, récits bibliques, fragments poétiques et autres fulgurances littéraires. Ecriture du son sculpté dans la profondeur d’un feuilleté de sources audio prises en direct (Field Recording ou usage sonore du monde) et retravaillées sur les sites mêmes de leur enregistrement.

Les films de Pierre-Yves Vandeweerd sont «entre deux mondes». Ils recherchent la dimension la plus littérale qui est aussi la plus énigmatique du réel, mais ils se nourrissent aussi de récits en rêve. Avec lui, l’archéologie poétique, qui lance des sondes dans la pleine présence en face de nous des autres êtres et des choses, retrouve son essence si bien décrite par l’écrivain Yves Bonnefoy : «La poésie a accès à nos vrais besoins, lesquels sont d’assumer notre finitude, d’en reconnaître l’infini intérieur… de nous ouvrir de ce fait à des rapports de plus d’immédiateté à nos proches dans une société qui pourrait en être transfigurée.» Il s’agit toujours de dire pour lui ce qui échappe dans nos vies : c’est l’enfance du regard par quoi les mots ouvrent un sens «à avoir été de cette terre» (Rilke).

 

Sous le signe du territoire

Entretien avec le cinéaste Pierre-Yves Vandeweerd autour de son film, Les Eternels.

Qu’est-ce qui vous a mené à dévoiler une «géopoétique» du Haut-Karabagh, région en conflit larvé entre Arméniens et Azéris sous l’ombre tutélaire de la Russie, en y menant toute une réflexion sur la mélancolie ou la malédiction d’éternité ?

Pierre-Yves Vandeweerd : Pour aller au-delà des limites de nos vies, ce qui m’intéresse est de faire naître chacun de mes films en partant d’un territoire. Ce qui réunit dès lors les films que j’ai réalisé, c’est la ressemblance entre leurs territoires dénudés, désertiques traversés par une nature conservant sa puissance. Ainsi les tournages au Sahara occidental, désert bien plus minéral que de sable. Ensuite, l’installation de la caméra au Nord des Cévennes, où fut réalisé Les Tourmentes. Une région qui ressemble extraordinairement au Sahara occidental. Pour Les Eternels, on voyage dans la partie du Caucase comprenant l’Arménie et le Haut-Karabagh, qui participe des mêmes paysages pierreux. Nombre de personnages croisés sont de l’ordre des survivants ayant développé tout un imaginaire.

L’idée de cette région a germé au fil du tournage du long-métrage précédent, Les Tourmentes dont une partie suit les patients de l’asile psychiatrique de Saint-Alban. Des recherches dans les archives de cet établissement m’ont permis de remonter le temps jusque aux années 20 où des Arméniens furent internés. Une aile singulière de cet asile d’aliénés, qui est un château, se nomme «le Carré des Eternels». Ceux qui y étaient enfermés, des Arméniens, avaient la particularité de prendre la fuite dès qu’une porte restait ouverte. Ils manifestent une incompréhension quant au fait d’avoir survécu aux massacres et sont conscients que quelque chose en en eux est mort, «pourri» (selon leurs termes), tout en ne voulant pas disparaître.

 

Cette mélancolie est aussi une pathologie…

Au fil des rapports médicaux, cette «mélancolie d’éternité» a pour nom le Syndrome de Cotard, un trouble mental assez mystérieux décrit en 1882 par le neurologue français Jules Cotard. Il pousse certains patients, qui en sont atteints à penser, qu’ils n’existent plus ou qu’une partie de leur corps est en train de pourrir.

D’autres personnes touchées par ce syndrome rapportent se sentir immortelles. Ce syndrome se retrouve à différentes époques et aires géographiques. Il marque essentiellement des gens ayant vécus un trop plein de souffrances. Ces compte-rendus médicaux permettent de prendre connaissance de cette rencontre entre l’histoire et du mythe.

C’est par eux que j’ai découvert l’existence de Joseph d’Arimathie, membre du Sanhédrin (assemblée législative traditionnelle d’Israël et son tribunal suprême) secrètement converti à l’enseignement du Christ et qui apparaît après la crucifixion, lorsqu’il demande à Ponce Pilate l’autorisation d’emporter le corps de Jésus. Ensuite il l’ensevelit dans son propre sépulcre, taillé dans le roc. Cet homme éternel est censé courir les terres du Haut-Karabagh en guerre. Joseph d’Arimathie est condamné à une forme de malédiction d’éternité devant attendre le retour du Christ sur terre.

 

La mélancolie est à la fois un piège et une espérance…

Je suis parti en Arménie à la recherche de personnes qui pourraient être habitées par cette «mélancolie d’éternité» dont les derniers survivants du génocide arménien non reconnu avec cette très vieille femme montrée comme repliée en elle. Les militaires, singulièrement, m’ont fait part de ce sentiment d’éternité. Plus généralement, la mélancolie en terre d’Arménie est un état d’entre-deux, où se trouvent les gens comme s’ils étaient pris en étau dans l’histoire.

C’est fondamentalement la question de la damnation par l’histoire et la possibilité de pouvoir renaître ailleurs, différemment. Mais cette mélancolie est une aussi une forme de mobilisation des énergies des possibles et du sens. Au gré d’une collaboration qui dura trois ans, les personnages qui apparaissent dans le film, nous font entrevoir toute une série de choses hors de leur quotidien, qui relèvent de la condition humaine universelle.

 

Pouvez-vous nous parlez plus avant de votre texte dit en voix off par chacun des témoins croisés ?

C’est un écrit qui s’articule notamment autour du thème du dernier homme. Il est le fruit, d’une part, de rencontres avec des êtres qui ont fait part à la fois de l’histoire et du mythe. Il est dit en Arménien. Il y aussi des éléments qui proviennent des compte-rendus médicaux du «Carré des Eternels» à l’Hôpital de Saint-Alban, ce qui ramène tant à 1920 qu’à l’histoire de Joseph d’Arimathie. Le texte sur les soldats est le fruit de la rencontre fortuite avec un officier sur la ligne de front et qui tenait d’un Journal de campagne aux dimensions poétiques et philosophiques sur la condition humaine.

Il y a aussi Légende dantesque (1916), livre de Yéghiché (Élisée) Tcharents, poète considéré comme le Père de la littérature de l’Arménie moderne. Il raconte ses déambulations sous le génocide arménien. Et a souvent évoqué un attachement organique à sa terre. Mais aussi la pauvreté, les guerres et la famine. L’homme s’est battu contre les Turcs en 1912 et est in fine victime de la terreur stalinienne, mourant à 40 ans dans une cellule du NKVD. Pour lui, le monde extérieur n’existe que par analogie avec son univers intérieur.

 

On entend aussi du russe…

Oui, un Arménien d’âge mur parle en russe. A la fin des années 80, Il a été arrêté à Bakou par les Azéris avant de s’enfuir traqué et chassé, au sens animal du terme, par ces mêmes Azéris. Il leur a échappé pour revenir dans le Haut-Karabagh miné par un conflit gelé qui mobilise une part importante des populations présentes dans la région. Ainsi les jeunes de16-17 font-ils un service militaire de deux à trois ans ayant pour finalité de combattre sur la ligne de front dans une guerre quotidienne de snipers opposant Arméniens et Azéris.

Mais ce qui m’intéresse est d’amener une série de personnes que l’on ne voit pas d’ordinaire et de travailler le visible du quotidien et l’invisible venu du hors champ du réel (rapport à l’histoire, au légendaire, à l’inconscient, aux croyances et lieux traversés).

Propos recueillis par Bertrand Tappolet

Site du cinéaste : www.pierreyvesvandeweerd.com
Les Eternels. Film projeté dans le cadre de Visions du réel puis sur Arte probablement à l’automne 2017. Rens. : www.visionsdureel.ch/film/the-eternals et Arte : www.arte.tv/fr. Les Tourmentes. Film visible sur youtube.