À Montreuil, le partage et la solidarité sont les meilleurs remparts contre le FN

France • Dans cette grande ville de Seine-Saint-Denis, voisine de Paris, Marine Le Pen, en recul, ne recueille que 8,32% des voix. L’effet politique d’une culture de la solidarité et du vivre en commun que les habitants défendent avec fierté. Reportage (par Rosa Moussaoui, paru dans l'Humanité).

«Le Pen ne nous aime pas, on le lui rend bien», explique une habitante de Montreuil, ville populaire et mixte.

Boum! En plein dans le mille. Le projectile heurte la vitre de l’Abribus, qui se brise en mille morceaux. Poursuivi par les semonces des adultes, le garnement prend la poudre d’escampette, sous les rires de ses acolytes. «Sales gosses! Ils sont intenables!» soupire une passante vêtue d’un sari. Elle jette un coup d’œil aux alentours. «Au fait, vous n’avez pas vu Madame Turquoise? Elle m’a donné rendez-vous ici. On l’appelle comme ça parce qu’elle s’habille toujours en bleu.» Pas de Madame Turquoise à l’horizon… De l’autre côté de la rue, à la boulangerie, Sabine Orselli peste contre les pétarades des deux-roues aux pots d’échappement trafiqués. Cette habitante de la cité de la Noue, installée là depuis trente-cinq ans, n’est pas du tout surprise des faibles scores du FN à Montreuil.

Au premier tour de l’élection présidentielle, sur les bureaux de vote de ce quartier populaire, Marine Le Pen a recueilli 9,73% des suffrages exprimés, à peine plus que son résultat global à Montreuil (8,32%) et bien loin de son score national (21,30%). «Ici, les personnes d’origine immigrée ne se sentent pas étrangères. Nous sommes tous des gens modestes, nos enfants peinent tous à trouver du boulot. Le Pen est comme les autres, elle est enclavée dans le système. Elle a les mains liées, comme les autres!» tranche Sabine. Pour le second tour, elle est indécise. Voter blanc ou s’abstenir? Le boulanger, Karim Ben Sassi, n’a pas ces hésitations. «Le FN a des idées racistes. Si Le Pen est élue, pour nous, ça changera tout. Ce sera 100% plus dur pour les plus pauvres, pas seulement pour les étrangers, prévient-il. Il faut voter Macron. Pourquoi prendre des risques?»

«Il y a ici une vie sociale et culturelle dense…»

Houria, qui tient le salon de coiffure voisin, acquiesce. «Je pleure le pays qui m’a accueillie et offert la liberté. Les mots du FN m’effraient. On appréhende tous ce qu’elle ferait au pouvoir», s’alarme-t-elle. Arrivée d’Algérie dans les années 1990, cette quadragénaire joyeuse s’est attachée au quartier. «On est tous au même niveau, des ouvriers, des gens simples, qui travaillent et qui aiment vivre. On est solidaires et divers. J’aime cette diversité, c’est ça qui fait le sel d’un pays», sourit-elle.

Dehors, une petite foule s’est formée. Leïla, armée d’un mégaphone, et Camille, trompette en main, grimpent sur une table, haranguent les badauds. Ces comédiens de la compagnie Fictions collectives enquêtent sur une rumeur qui court dans le quartier de la Noue: «La vie, c’était mieux avant…» Leur théâtre se décline en déambulations, à la découverte de la cité, de son histoire, de ses habitants. En les suivant, on apprend que la Noue était, jusqu’en 1968, un bourg agricole, dont l’identité s’est forgée au gré des vagues d’immigration. La Noue, c’est aussi l’histoire des Gitans, communauté enracinée là depuis plus d’un siècle, qui a légué son argot aux «gadjés» de ce coin de l’Est parisien. La roulotte de Django Reinhardt a fait escale ici et c’est un Montreuillois, Reda Kateb, qui incarne ces jours-ci, à l’écran, l’inventeur du jazz manouche.

Après 1968, les masures ont laissé place aux tours, et dans les dédales de la Noue les travailleurs en provenance du Portugal, du Maghreb, puis d’Afrique subsaharienne, ont rejoint les Tziganes, les Italiens, les Espagnols, les Belges, les Polonais, les juifs d’Europe de l’Est. Sur les murs des immeubles, les portraits des habitants, signés du photographe Bruno Boudjelal, fixent la mémoire de ce creuset. «Il y a ici une vie sociale et culturelle dense, qui contribue à la rencontre entre les habitants de différentes générations, de différentes origines. Les moments de plaisir partagé font reculer les peurs et tomber les barrières», s’enthousiasme Florence Humery, chargée de développement social.

Pas de communautarisme
A l’autre bout du parc Jean-Moulin-les Guilands, la halle du marché abrite la première brocante du printemps. L’élection présidentielle est sur toutes les lèvres. Robert Mbuyu Mukuta ne dissimule pas son inquiétude. «Tout le monde doit avoir le courage de faire barrage, de dire non. S’abstenir ou voter blanc, c’est donner du poids à Marine Le Pen», lance cet ancien réfugié politique qui a fui le Zaïre de Mobutu il y a quarante ans. De sa terre d’accueil montreuilloise, il dit que c’est «une ville cosmopolite, où les gens ne prêtent pas l’oreille aux idées de haine du Front national».

«Il n’y a pas de communautarisme, ici, nous sommes attachés au vivre en commun, au rire en commun. Ils prônent le repli, nous expérimentons le partage», affirme fièrement cet informaticien. À la table d’à côté, Rabia propose des bijoux de pacotille. «Montreuil, ce n’est pas une bulle. C’est une ville populaire et mixte, où vivent beaucoup d’étrangers, d’enfants d’immigrés, de Français venus d’ailleurs. Ils se sentent menacés. Le Pen ne nous aime pas, on le lui rend bien», rit-elle. À ses côtés, Nassima, arrivée d’Algérie il y a quinze ans, est très déçue de la disqualification de son candidat, Jean-Luc Mélenchon. «Macron, c’est l’homme de la finance. Mais, entre lui et Le Pen, on n’a pas le choix», souffle-t-elle.

«Un territoire vivant, le plus jeune de France»
A Montreuil, où Jean-Luc Mélenchon est arrivé en tête avec 40,08% des voix le 23 avril, le FN n’a pas seulement été endigué, il recule. Grâce à l’affirmation d’une «culture populaire commune», pense le maire communiste, Patrice Bessac. «C’est l’une des villes de France qui compte le plus grand nombre d’associations, souligne l’élu. Les gens vivent ici les uns avec les autres, pas les uns contre les autres.» Cet esprit de solidarité s’ancre dans «une longue histoire de résistance et de luttes pour le maintien d’un maillage social, pour la défense des services publics locaux», ajoute le conseiller régional écologiste Pierre Serne, candidat aux élections législatives. Pour ce militant, cette attention portée aux habitants des quartiers populaires «est le meilleur antidote au sentiment de relégation dont se nourrit le FN». Quelle que soit l’issue du scrutin présidentiel, «il faudra des élus décidés à défendre, à l’Assemblée nationale, ces politiques de solidarité menacées par les choix d’austérité, alors qu’elles sont le meilleur rempart contre le FN», insiste de son côté Gaylord Le Chequer, candidat à la députation soutenu par le PCF.

Retour à la Noue, où Leïla et Camille déroulent, avec les habitants de la cité, le fil de leur récit. Dans le public, Riva Gherchanoc, adjointe au maire et militante de la France insoumise, rappelle que la dynamique électorale et sociale, à Montreuil, s’inscrit dans celle de la Seine-Saint-Denis, «un territoire vivant, le plus jeune de France». Un bruissement parcourt le public. Au dernier étage de la tour, une banderole se déploie. «J’habite ici depuis 40 ans, et j’y suis très heureuse. Chut! C’est un secret…». Applaudissements et cris de joie. À la fenêtre, tout là-haut, une vieille dame se penche, salue l’assistance, en agitant un boa de plumes bleues. On a retrouvé Madame Turquoise.