«La France insoumise et ses alliés doivent confirmer leur percée»

France • Chercheur en relations internationales, Christophe Ventura revient sur les élections présidentielles françaises.

face à un pS mort en tant que force propulsive dans la société, la france insoumise a une carte à jouer lors des législatives de juin (Photo: Geoffrey Froment).

Diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Christophe Ventura est chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) de Paris et publie régulièrement des articles dans divers journaux, revues et sites (Le Monde diplomatique, Mémoire des luttes, etc.). Engagé dans le milieu associatif international, il a participé à la conception et à l’organisation des Forums sociaux mondiaux depuis leur fondation en 2001 à Porto Alegre. Récemment, il a contribué à la campagne de Jean-Luc Mélenchon et de son mouvement, la France insoumise. Interview au lendemain de l’élection d’Emmanuel Macron à l’Elysée.

Durant sa campagne, Jean-Luc Mélenchon a souvent fait référence au «dégagisme». Avec la non-élection des candidats du PS et des Républicains au second tour des présidentielles et l’élection à l’Elysée d’Emmanuel Macron, candidat hors parti traditionnel, est-ce que cette volonté d’évincer les représentants des partis traditionnels l’a finalement emporté, comme le souhaitait le leader de la France insoumise?
Christophe Ventura Le point de départ du «dégagisme» qu’on a pu observer dans les années 2000 en Amérique latine, puis à l’occasion des printemps arabes de 2011, notamment en Tunisie – le terme vient de là -, c’est le moment où, dans une société donnée, s’effondre le consentement populaire aux organisations et institutions en place qui incarnaient jusque-là l’autorité et les canaux de transmission vers l’Etat des revendications sociales et démocratiques des populations, notamment des classes populaires.

Sur cette base, une majorité de la population exprime alors un mouvement de rejet déterminé et agissant contre les pouvoirs politiques et les corps intermédiaires pour en dénoncer l’illégitimité. Cette contestation ouvre une nouvelle période dans laquelle se multiplient les espaces de réflexions et d’actions sur l’organisation de la société. Propice à la formation de nouvelles offres politiques – en concurrence – et d’expérimentations sociales, ce moment destituant ouvre un cycle qui débouche, à un moment ou un autre, sur la formation d’un nouvel équilibre pour la communauté politique. En France, le projet France insoumise cherche à s’inscrire dans cette dynamique.

Mais ce mouvement est en concurrence avec d’autres, qui visent à conserver autant que possible l’ordre antérieur, empaquetés dans de nouveaux habits. En utilisant la figure de Marine Le Pen comme épouvantail (qui ne pouvait pas gagner), le système et les secteurs oligarchiques en danger ont repensé leur stratégie, se sont réorganisés par transformisme et ont pu imposer Emmanuel Macron – apparence derrière laquelle se trouvent les patrons de presse, le grand entrepreneuriat et le monde des experts et de la finance – afin que tout change pour que rien ne change et rendre impossible une troisième option face au Front National et à En Marche. Emmanuel Macron a cependant gagné avec une faible légitimité (près de la moitié de ses électeurs a voté pour lui pour éviter Le Pen, plus des 35 % des gens se sont abstenus ou ont voté blanc et nul), alors que le mouvement de la France insoumise est devenu un acteur dynamique du paysage politique.

Cache-sexe de l’hyper-centre, Emmanuel Macron se situe dans la continuation du consensus néolibéral partagé par la droite et la gauche social-libérale – majoritaire au sein de l’appareil et des cadres du Parti socialiste – depuis 30 ans. Son offre social-libérale assumée propose en fait une réorganisation, une remobilisation et une modernisation de ces deux courants.

Comment voyez-vous la future présidence d’Emmanuel Macron? Pourra-t-il obtenir une majorité parlementaire?
Emmanuel Macron aura du mal à obtenir une pleine et durable majorité parlementaire. Il ne connaîtra aucun état de grâce. Il est le président d’une Ve République dysfonctionnelle et en crise. Au fond, ce qui se dessine à court terme est la mise en place d’un régime hybride entre cette Ve présidentialiste et la IVe soumise aux aléas des coalitions de partis.

Au moment des législatives, dans un mois, Emmanuel Macron, qui n’a pas encore de parti stabilisé et structuré sur lequel s’appuyer, devra négocier avec le centre-droit et le centre-gauche pour gouverner. Comme les partis de ces courants sont en situation de faiblesse, ils vont privilégier l’entente avec Macron pour continuer à gouverner. Dans le spectre politique, la droite qui va d’Alain Juppé à François Bayrou et les tenants du social-libéralisme, ce qui inclut aussi bien François Hollande, Manuel Valls et l’appareil socialiste, peuvent trouver les formules d’une entente avec Emmanuel Macron, car entre eux, il y a plus d’accords que de désaccords sur les questions économiques et sociales, sur l’Union européenne et l’ordre mondial.

Quels seront les premiers chantiers législatifs d’Emmanuel Macron, lui qui veut «réformer» la France?
Il commencera sans doute par une loi de moralisation de la vie publique, du fait du rejet de la corruption qui s’est manifestée dans la société. Cela lui permettra de donner un premier signal consensuel. Dans un deuxième temps, il lancera ses offensives économiques et sociales, en avançant avec un char d’assaut. Il défendra une flexibilisation du marché du travail et s’attaquera aux droits sociaux durant la période creuse de l’été, par ordonnances a-t-il prévenu. Son projet est de démanteler les droits sociaux pour ajuster la France aux exigences des marchés financiers et de la concurrence internationale.

Il jouera un rôle de référence dans la restauration de la «dignité libérale» de l’Union européenne, dont il proposera des réajustements fonctionnels et opérationnels. Créé par les secteurs dominants et oligarchiques, Emmanuel Macron est le nouveau héraut de la lutte contre les populismes en Europe. Il est conçu pour être l’anti-Viktor Orban et celui qui doit enrayer la montée en puissance des mouvements anti-système en général, de droite comme de gauche.

Comment voyez-vous l’avenir de la gauche en France? Va-t-on vers une recomposition de ses forces, suite au score médiocre de Benoît Hamon dans ces présidentielles? Le PS va-t-il éclater?
La nouvelle législature doit confirmer l’apparition d’une nouvelle force populaire, qui remette réellement en cause la domination du PS à gauche. C’est un impératif après que la campagne de Jean-Luc Mélenchon a remis à l’ordre du jour la crédibilité d’une victoire possible de la gauche dans une élection majeure. Pour réussir à devenir une organisation durable dans le paysage politique, le mouvement de la France insoumise et ses alliés (notamment le Parti communiste) doivent réussir à assurer une présence massive de cette famille au parlement. Sans cela, l’avenir de ce mouvement pourrait être difficile, le découragement gagner et la gauche redescendre les marches grimpées durant ce printemps.

En ce qui concerne le PS, qui a perdu de nombreux adhérents et où la position de Benoit Hamon et de l’aile gauche est en fait très minoritaire, sa situation est au plus mal depuis le congrès d’Epinay (congrès d’unification des socialistes en 1971, ndlr). En réalité, cette élection est venue confirmer la mort du PS en tant que force propulsive dans la société. Quelque chose de ce parti survivra mais sa forme organisée est morte. Et son appareil, lui, va sans doute monnayer son soutien à Emmanuel Macron.