«Le capitalisme n’est pas le destin dernier de l’humanité»

Interview • Le philosophe Alain Badiou, mondialement connu pour sa défense d’une «hypothèse communiste», était de passage à Genève pour évoquer l’influence de la Révolution culturelle chinoise sur la gauche et la question des sans-papiers.

«Ce que Marx appelait le prolétariat est aujourd’hui mondial. Je l’appelle le prolétariat nomade. Des masses de gens circulent dans le monde, cherchant soit à fuir des guerres civiles meurtrières, soit à chercher du travail parce qu’ils n’arrivent pas à survivre là où ils sont», affirme Alain Badiou (ici lors de son séminaire à l'Ecole normale supérieure). (Photo: Jean-François Gornet).

Professeur émérite à l’Ecole normale supérieure, le philosophe Alain Badiou a bâti un système métaphysique cohérent dans le cadre de ses grands livres, L’être et l’événement et Logiques des mondes. En parallèle à ses œuvres systématiques, il s’est fait connaître du grand public à travers ses essais et pamphlets, dont le plus connu, De quoi Sarkozy est-il le nom? a été un succès de librai-rie. Communiste convaincu et militant maoïste en Mai 68, il n’a jamais renié ses convictions.

«Si sanglantes et si coûteuses qu’aient été les expériences se réclamant du communisme, elles ne sauraient être comparées aux destructions immenses, aux massacres irréversibles, aux désespoirs et aux abaissements auxquels a conduit le capitalisme, non pas même au service d’une idée, mais uniquement pour pouvoir continuer à étendre sa rapine de gangster huppé et sa mécanique de vaine proposition marchande», écrivait-il, de façon flamboyante, dans la présentation de son livre L’Hypothèse communiste. De passage à Genève pour une conférence et un séminaire dans le cadre de l’ L’Atelier-Histoire en mouvement, il s’est prêté à une interview.

Vous avez souvent critiqué la démocratie occidentale, que vous considérez comme un capitalo-parlementarisme, où n’existe plus d’alternative au-delà de la simple alternance entre partis. Les derniers soubresauts de la politique française avec l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence vous confortent-ils dans cette idée?
Alain Badiou Il y a quand même eu un changement parce que les deux principaux partis de gouvernement ont été disloqués dans des crises préalables. Le parti socialiste s’est divisé, s’est éclaté tout comme la droite classique. Il a fallu remplacer l’accord partiel des deux grands partis par quelque chose de nouveau, nommé Emmanuel Macron, figure sortie du néant mais très représentative de l’establishment politico-économique, chargé à lui tout seul d’éponger la situation et de barrer la route à Marine Le Pen, qui représente un archaïsme insupportable, même pour la droite classique.

Ce qui est aussi tout à fait particulier, c’est que cette configuration a débouché sur un vote forcé. La propagande pour que Macron obtienne une majorité confortable pour installer sa légitimité a pris l’allure d’un forcing, d’abord au premier tour contre le candidat Mélenchon, qui représentait une certaine gauche réelle et au second tour face à la candidate du FN. On nous a dit que si nous ne votions pas, que si nous votions blanc ou que si nous ne nous ralliions pas à Macron, nous étions pour Le Pen. C’est un chantage auquel je n’ai pas cédé. S’il y avait eu un risque véritable qu’elle arrive au pouvoir, j’aurais pu éventuellement me déplacer, mais là, cette possibilité n’existait pas. L’ensemble de cette manœuvre ne m’a pas réconcilié avec la procédure électorale. En ce qui me concerne, je n’ai pas voté depuis juin 1968. Je suis peut-être un peu trop vieux pour m’y remettre.

Vous ironisiez sur le terme isoloir, qui renvoie symboliquement à la solitude de l’électeur. Par quoi remplace-t-on la démocratie représentative quand elle ne représente plus les gens du bas? Comment en arrive-t-on à un dépérissement de l’Etat, comme vous le souhaitez?
Le dépérissement de l’Etat figure dans les perspectives stratégiques à long terme. La tâche immédiate est de reconstruire une force politique qui propose réellement une alternative au système existant. Des tentatives de cet ordre existent comme le mouvement de Mélenchon et de la France insoumise, qui essaie de s’installer à la gauche de la social-démocratie traditionnelle. Tout cela fait partie d’une effervescence politique intéressante. Stratégiquement, je suis de ce côté, mais en définitive, je demeure attaché à l’idée communiste dans son sens primitif, celui de l’émancipation de l’humanité, de l’égalité comme norme, de la remise en question sérieuse de la dictature privée des moyens de production, etc.

C’est la visée de cette fameuse hypothèse communiste, à laquelle vous avez consacré un livre en 2009, en revenant sur les trois exemples que sont la Révolution culturelle chinoise, Mai 68 et la Commune de Paris. Pourriez-vous rappeler le sens de cette hypothèse?
Ce que j’entends par hypothèse communiste consiste en une chose très générale, à savoir la conscience que le capitalisme n’est pas le destin dernier de l’humanité, la fin de l’histoire comme le prétendait le philosophe étasunien Francis Fukuyama en 1992. Nous devons maintenir l’idée qu’il y a une autre hypothèse, qu’on peut appeler le communisme. Mais peu importe comment on l’appelle, les noms ne sont jamais que des noms. Cette hypothèse comporte 4 directives ou directions: la première englobe une restriction sévère de l’autorité de la propriété privée sur l’ensemble de l’appareil productif. Il faut aussi mettre fin aux inégalités monstrueuses qui ne cessent de se creuser aujourd’hui. Les statistiques les plus convenables disent qu’actuellement, 364 personnes possèdent un patrimoine comparable à celui de 3 milliards d’autres. Ce sont les inégalités les plus grandes qui ont jamais existé dans l’histoire.

Le deuxième point touche à la transformation de l’idée même de travail, en particulier celle de sa spécialisation inéluctable, l’idée qu’il y a forcément des travailleurs manuels et des travailleurs intellectuels, des gens qui dirigent et d’autres qui obéissent, que les tâches de gestion sont complètement différentes des tâches d’exécution, etc. Tout cela doit être revu et réorienté par des processus éducatifs nouveaux, vers une conception du travailleur polymorphe comme l’appelait Marx. L’humain est capable de faire plusieurs choses. Il ne doit pas être nécessairement réduit et cantonné à une seule activité.

A ce propos, quel jugement portez-vous sur les nouvelles formes de travail vantées par l’époque, comme l’auto-entreprenariat ou le système Uber?
Uber ne réduit nullement la division du travail, il la réinstalle autrement. Je ne crois pas à ce type de nouveauté. C’est une mystification. Aujourd’hui, vous avez d’ailleurs des exécutants qui s’organisent syndicalement face à leur exploitation par les vrais propriétaires du réseau informatique. D’une certaine façon, les nouvelles technologies créent une nouvelle différence considérable entre ceux qui possèdent réellement l’appareillage électronique comme les propriétaires de Google, qui sont des milliardaires, et ceux, à l’autre bout de la chaîne, dont le travail est organisé par le réseau électronique. Le capitalisme ne résout rien, il est attaché à créer constamment de nouvelles différenciations à l’intérieur du travail.

Quels sont finalement les deux derniers points de votre hypothèse communiste?

Le troisième point tient à l’internationalisme, à savoir que l’espace réel de l’émancipation ne peut pas être limité au cadre national. Je crois à l’énoncé que les prolétaires n’ont pas de patrie. Marx proposait lui-même une Internationale comme forme politique pour surmonter ce problème.

Le dernier point caractérise plus précisément l’Etat. L’existence d’un appareil étatique absolument séparé de la société civile doit être revue et corrigée par le dépassement de l’Etat, mais il faudra trouver des forces pour cela. On ne peut pas décréter simplement qu’il n’y a plus d’Etat. Il faut se demander ce que serait une gestion des nécessités étatiques beaucoup plus collectivisée, beaucoup plus proche de la vie des gens. Le communisme, c’est cet ensemble-là.

Pour vous, le capitalisme est un sujet social?
Ce n’est pas tout à fait comme cela que je le dirais. Le capitalisme est d’abord une structure, ce qui est bien différent d’une révolte populaire ou sociale, où nous avons justement affaire à l’apparition d’un sujet, qui doit décider et agir. La structure capitaliste compte sur des agents qui la font proliférer, selon les normes du profit maximum, moyennant quoi, à la fin des fins, des masses de gens sont intégrés à cette structure du fait qu’ils ne peuvent vivre ailleurs, tout en la subissant.

Pour le capitalisme, la figure idéale, le bon sujet individuel est un agent qui a une double face, celle du salarié et du consommateur. Il est rattaché à la structure par le système des besoins dont il obtient satisfaction par ses achats. Il est financé en tant que salarié pour entretenir ses besoins. Et ce mouvement est circulaire. Pour le capitalisme, ce bon sujet fait circuler le capital. Il reçoit l’argent, il le rend. Il se situe entre son travail et les produits de la satisfaction de son travail, avec la monnaie comme intervalle.

Le capitalisme ne va-t-il pas dans le mur par l’exploitation de ressources finies? Le sauvetage de la planète n’est-il pas le combat prioritaire?

Je comprends cet argument, mais je me méfie un peu de l’idée que l’on m’a quelquefois opposée, notamment aux USA, qui est qu’on n’a pas le temps de changer la politique, qu’on doit sauver la planète. On peut raisonner en termes inverses. La dévastation de la planète est liée à la prédation capitaliste, et la cible véritable reste finalement cette prédation. Comme on le voit bien à l’occasion des conférences internationales, il y a une écologie qui, en ne désignant pas de façon claire les responsabilités intrinsèques du capitalisme, y compris dans la dévastation de la planète, lui offre de nouvelles portes de sortie: après tout, celui-ci est capable de se remodeler.

Beaucoup d’écologistes disent que les nouvelles figures propres de production vont créer des emplois, mais à qui le disent-ils? En réalité, de nouvelles firmes multinationales vont apparaître, avec pour fonction de mettre en place ces figures propres de production. Le capitalisme est tout à fait capable d’investir dans ce domaine. Je pense qu’il faut maintenir l’idée que l’épuisement des ressources de la planète est lié à une étape du capitalisme, même si le capitalisme n’est pas organiquement lié à cette étape. Il peut aussi bien s’occuper des moulins à vent, de l’énergie
propre, etc. Il l’a fait dans le passé. Il peut continuer à le faire. Il n’est pas lié de façon nécessaire et définitive au charbon et au pétrole. Il peut y avoir du capitalisme du vent, de l’air, de l’eau…

A l’occasion d’un débat, vous avez eu une passe d’armes avec Michel Onfray, qui défendait l’individu libertaire et créateur de son existence. Comment faites-vous jouer le lien entre individu et collectif?
Je ne suis naturellement pas dans la négation de l’existence d’une vie individuelle. Mais il s’agit de savoir à quel niveau se situe l’action politique. L’idée qu’on peut atomiser la vie politique, la ramener aux individus et à leur conscience, est une idée libérale dans son principe, misant sur la confiance dans l’expérience individuelle des personnes.

Il est cependant évident que dans une politique d’émancipation, on doit créer des figures collectives. Celles-ci sont évidemment composées d’individus, mais la force politique dont ils sont capables est collective. D’autant plus que, par rapport à nos maîtres capitalistes et leurs figures politiques, nous avons de gros handicaps. Ce n’est pas nous qui avons les capitaux, la propriété, l’armée, la police. Sur quoi pouvons-nous compter? Nous avons les gens, l’organisation collective qui compose la force, qu’il s’agisse de soulèvements populaires, d’organisation ou d’intervention dans les situations. Notre seule force réside dans la volonté collective des gens, car nous n’avons pratiquement rien d’autre sous la main. Dans la politique, le collectif doit primer sur l’individu, non pas dans le sens où il effacerait l’individu, mais c’est l’unité qui, en fin de compte, est la seule force raisonnable.

Les luttes collectives telles que celles de Podemos en Espagne, de la France insoumise dans l’Hexagone ou d’Occupy Wall Street aux USA ne restent-elles pas cantonnées aux frontières nationales. Comment trouver un meilleur levier?
Personnellement, je pense que nous sommes commandés par la situation mondiale, de façon très importante et très frappante. On ne peut plus enfermer la politique dans un cadre national. On le peut d’autant moins que ce que Marx appelait le prolétariat est aujourd’hui mondial. Je l’appelle le prolétariat nomade. Des masses de gens circulent dans le monde, cherchant soit à fuir des guerres civiles meurtrières, soit à chercher du travail parce qu’ils n’arrivent pas à survivre là où ils sont. La question dite des réfugiés est une forme un peu nouvelle d’existence des démunis de la terre entière, qui cherchent un endroit pour vivre. Cela ressemble assez fortement à la manière dont les paysans des arrière-pays nationaux convergeaient au XIXe siècle vers les villes pour travailler dans les usines.

Si je prends la situation française, je pense qu’il faut réaliser, partout où c’est possible, une figure d’unité entre nationaux et personnes d’origine étrangère. La France compte une masse ouvrière internationale très établie. Pratiquement 6 ou 7 millions d’ouvriers ordinaires sont de provenance étrangère, venant d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire. Commençons alors par essayer de faire en sorte que les organisations que nous souhaitons construire dans leur dimension d’action ou d’organisation populaire soient multiraciales et multinationales à l’intérieur des frontières nationales. Un internationalisme est possible à l’intérieur de ces frontières mêmes. Cependant, toute la société réactive travaille contre cette émergence avec des lois discriminatoires très importantes, comme l’acceptation du fait que des gens peuvent travailler pendant des années sans qu’on leur accorde des papiers pour qu’ils s’installent dans une situation normale. On doit combler notre retard par rapport au capitalisme autant que faire se peut.

Est-ce que vous voyez aujourd’hui poindre des alternatives concrètes?
Tant à l’échelon local qu’à une échelle plus importante, il y a eu des tentatives de réalisation d’alternatives. Certaines ont échoué, mais il faut nous enrichir du bilan de ces échecs, en tirer nous-mêmes les leçons, comme dans le cas de toute entreprise humaine. Il ne faut pas laisser à l’ennemi le soin de tirer le bilan de ces expériences ratées. Je pense que nous sommes renvoyés à une époque encore assez lointaine du point de vue des alternatives, mais on en connaît cependant les principes généraux. Il ne faut donc pas abandonner le travail tant au niveau de la pensée stratégique ou des principes que de l’expérimentation, qui consiste, y compris localement, à organiser les choses en conformité avec les principes. D’autant plus qu’au départ, toute procédure pour réaliser cette nouvelle société sera expérimentée dans des conditions locales. Le moindre mouvement social réel, la moindre grève d’usine, le moindre soulèvement de la jeunesse posent immédiatement les questions qui sont les nôtres. Il faut donc rester militant.

A Genève, vous consacrez une soirée au bilan de la Révolution culturelle chinoise. Quel est-il?
Le maoïsme lui-même a représenté, à travers la Révolution culturelle, une tentative novatrice pour éviter la catastrophe soviétique, mais cela a échoué. Il faut repartir aussi de l’examen de cet échec. L’ensemble de l’expérience et des tentatives de ce que – selon un paradoxe dans la dénomination – on pourrait appeler un communisme d’Etat – ont échoué. Nous avons sur les bras un problème à reprendre presque à zéro quant au rapport entre politique communiste et politique d’Etat. Ce qu’est une figure politique démocratique dans notre sens à nous reste pour l’instant à l’état de question. Mais la politique est comme la science, elle vit par les problèmes. Les solutions, c’est très bien, mais cela provoque toujours de nouvelles interrogations. Cela ne me dérange pas que les choses soient problématiques. La pensée humaine a toujours consisté à résoudre des problèmes, à trouver des solutions, pas forcément formidables, à reprendre la question pour trouver de meilleures solutions, c’est toute la dialectique du travail humain.