Avons-nous besoin des partis politiques?

La chronique de Jean-Marie Meilland • A l’occasion de la récente élection présidentielle française, on a pu lire des commentaires souvent critiques à l’égard des partis politiques. En effet, dans les démocraties représentatives libérales, les partis jouent un rôle central, qui n’est pas toujours très démocratique. Ce sont eux qui choisissent les thèmes débattus, désignent les candidats, et élaborent des stratégies, parfois douteuses, pour conquérir le pouvoir. Ils se substituent aux citoyens plus qu’ils ne les représentent, ceux-ci étant souvent réduits à la fonction de petits soldats obéissants à leur service. Les pratiques récentes des primaires ouvertes et la volonté de certains de dépasser la structure partisane ont plutôt tendance à donner un nouvel habillage aux partis qu’à les dépasser. Ces divers éléments m’ont donné l’idée de procéder à une petite réflexion de citoyen sur ces institutions vénérables et contestées.

A l’occasion de la récente élection présidentielle française, on a pu lire des commentaires souvent critiques à l’égard des partis politiques. En effet, dans les démocraties représentatives libérales, les partis jouent un rôle central, qui n’est pas toujours très démocratique. Ce sont eux qui choisissent les thèmes débattus, désignent les candidats, et élaborent des stratégies, parfois douteuses, pour conquérir le pouvoir. Ils se substituent aux citoyens plus qu’ils ne les représentent, ceux-ci étant souvent réduits à la fonction de petits soldats obéissants à leur service.

Les pratiques récentes des primaires ouvertes et la volonté de certains de dépasser la structure partisane ont plutôt tendance à donner un nouvel habillage aux partis qu’à les dépasser. Ces divers éléments m’ont donné l’idée de procéder à une petite réflexion de citoyen sur ces institutions vénérables et contestées.

Si l’on se rapporte au plus grand théoricien de la démocratie moderne, Jean-Jacques Rousseau, il est intéressant de constater qu’il rejette avec virulence les partis. Le Contrat social défend une société politique unie autour de l’intérêt général, que la division en petites sociétés à la poursuite de leurs intérêts particuliers ne peut que détruire. Il n’est pas inutile de citer deux passages particulièrement éloquents du citoyen de Genève. Voici d’abord une affirmation de principe: «… Car si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social, et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister». Ce passage abstrait se trouve commenté de manière concrète lorsque Rousseau écrit: «… Quand le nœud social commence à se relâcher et l’Etat à s’affaiblir, quand les intérêts particuliers commencent à se faire sentir et les petites sociétés à influer sur la grande, l’intérêt commun s’altère et trouve des opposants, l’unanimité ne règne plus dans les voix, la volonté générale(1) n’est plus la volonté de tous, il s’élève des contradictions, des débats, et le meilleur avis ne passe point sans disputes». Même si Rousseau ne traite pas nommément des partis (peu courants à son époque), il est évident qu’ils sont une des manifestations de ces petites sociétés selon lui si dangereuses pour l’Etat.

A l’inverse de la conception rousseauiste, il est intéressant d’évoquer la situation de l’Angleterre du XVIIIème siècle, qui connaissait déjà un régime annonçant celui des partis. Le parlement britannique était composé de tories, favorables au pouvoir royal et défendant les intérêts de la noblesse, et de whigs, favorables au pouvoir du parlement et défendant les intérêts de la bourgeoisie commerçante. En termes rousseauistes, on repère donc bien dans les deux forces politiques antagonistes britanniques deux petites sociétés cherchant chacune à prendre le contrôle de la grande. On y voit déjà bien à l’œuvre la logique libérale du système des partis.

Contrairement à l’unité rousseauiste autour de l’intérêt général, la société libérale est conçue comme le lieu d’une compétition entre groupes rivaux, promouvant des conceptions différentes, ces conceptions étant liées à la défense d’intérêts particuliers qui sont finalement des intérêts de classes. Les tories sont des partisans de la monarchie et de l’anglicanisme, mais au-delà ils se battent pour les intérêts matériels de l’aristocratie foncière menacés par les progrès du capitalisme. A l’inverse, les whigs luttent pour les libertés et le protestantisme, mais ils sont les porte-paroles du nouveau capitalisme.

En introduisant un fonctionnement conflictuel de la société, les libéraux peuvent mettre fin aux droits inaliénablement acquis de l’aristocratie, tout en comptant sur la victoire définitive de la classe bourgeoise montante. La bourgeoisie des XIXème et XXème siècles ne pourra pas toujours empêcher le renforcement d’autres classes sociales, qui fonderont leurs propres partis en vue de participer à la compétition pour le pouvoir: les partis démocrates et radicaux défendront le suffrage universel au nom de la classe moyenne, les partis socialistes défendront l’égalité sociale en faveur de la classe ouvrière.

De ce qui a été dit jusqu’ici ressort clairement que les partis politiques sont depuis le XVIIème siècle liés à des sociétés où règnent des luttes de classes. Il était dans ce sens totalement cohérent pour les penseurs marxistes de penser que lorsqu’une société sans classe serait établie suite à la révolution prolétarienne, elle serait sans partis politiques tout comme elle serait sans Etat. Ou que si parti politique il y avait pour un temps, ce ne pouvait être que le parti représentant la classe ouvrière et qui se chargerait de définir l’intérêt général rousseauiste et de mettre fin à une concurrence entre partis, devenue sans objet du moment que les intérêts particuliers s’étaient effacés.

Le problème des sociétés nouvelles nées des révolutions socialistes fut pourtant la persistance des classes à travers la constitution d’une nomenklatura dont à brève échéance les intérêts ne convergèrent plus avec ceux des classes populaires. Comme résultat, on assista à l’installation de dictatures au service des classes dirigeantes bureaucratiques. Dans ces conditions, un régime sans partis ou avec un parti unique ne serait satisfaisant que si la lutte des classes prenait fin au profit d’une société vraiment égalitaire.

La question est maintenant de savoir si cette société égalitaire sans classe est possible et même souhaitable. On peut penser qu’il serait très difficile de mettre un terme aux conflits d’intérêts qui existent entre les groupes humains. On peut aussi penser qu’une certaine conflictualité est synonyme de dynamisme et de progrès. Ces aspects, ainsi que la valeur des libertés d’expression et d’association, parlent en faveur du maintien de divers partis politiques défendant les divers intérêts en jeu dans la société. Le niveau d’inégalité produit par le capitalisme est pourtant inacceptable. Un fort argument existe donc pour l’influence déterminante et durable sur la société d’un parti (ou d’un groupe de partis) puissant, apte à représenter l’intérêt général rousseauiste en limitant l’expansion des intérêts particuliers capitalistes.

Le régime des partis a été voulu par la bourgeoisie pour qu’elle puisse l’emporter dans la société (ce qu’elle réalise parfaitement aujourd’hui). Il faudrait en faire, et non seulement de manière fragile pour 30 ans comme après 1945, un solide instrument d’évolution mondiale vers un monde plus équilibré, associant travail épanouissant, temps libre, partage des richesses et protection de l’environnement(2).

1)La volonté générale est chez Rousseau la volonté du peuple quand elle poursuit l’intérêt commun.
2)Pour atteindre cet objectif, il faudrait réussir à limiter le pouvoir économique du capital pour que, s’il a reculé, il n’arrive plus à retrouver ensuite sa domination dans presque tous les domaines de la société (comme il l’a fait avec le néolibéralisme).