Une Suisse loin d’être si tranquille

Interview • Dans son livre «Usages de la violence en politique», Carole Villiger a répertorié et documenté les actions politiques violentes en Suisse de 1950 à 2000. Un ouvrage qui remet en question l’image d’un pays paisible et pacifié.

Le jet de cocktails molotov contre des prisons pour protester contre la détention de militants a été l’un des modes d’action de l’extrême gauche (photo prétexte).

On connaît les Brigades rouges italiennes, la Fraction Armée Rouge allemande ou en encore l’ETA au pays Basque, mais pendant ces années, que se passait-il en Suisse, généralement présentée comme un havre de paix? C’est la question que s’est posée Carole Villiger, docteure en Histoire contemporaine, qui nous dévoile une Suisse plus agitée qu’on voudrait bien le croire.

Elle nous rappelle ainsi que rien que de 1963 à 1964, le Front de libération du Jura a planifié une dizaine d’attentats à l’explosif contre des cibles liées à des intérêts bernois. Dans les années 70, les confrontations entre séparatistes et antiséparatistes jurassiens provoquent des dizaines de blessés. A la même époque, de nombreuses altercations ont lieu entre l’extrême gauche et les forces de l’ordre, notamment dans le cadre de la revendication d’un centre autonome à Zurich (la Rote Fabrik, ouverte en 1981).

Dans les années qui suivent, des cibles matérielles représentant l’Etat et les institutions comme des chars militaires, des wagons CFF ou encore des postes de police sont plastiqués et des locaux de partis politiques incendiés par des groupes d’extrême gauche. La maison d’un conseiller fédéral est même visée par un cocktail molotov.

Dès les années 70, les mouvements antinucléaires recourent eux aussi à la violence, visant des centrales ou des pylônes électriques et générant des centaines de milliers de francs de dégâts. Des lettres contenant des explosifs sont envoyées à des parlementaires et une menace de bombe au parlement fédéral génère son évacuation.

Enfin, l’extrême droite a elle aussi recours à la violence et des mouvements extérieurs (Palestiniens et Arméniens notamment) agissent sur le territoire suisse. Retour sur cette période mouvementée avec l’auteure.

La démocratie directe Suisse a parfois été présentée comme un barrage à l’utilisation de la violence politique dans notre pays. Votre ouvrage remet en question cette idée…
Carole Villiger Il existe en effet un mythe d’une Suisse qui n’aurait pas vécu de violences. Ce mythe est notamment lié à la démocratie directe. La participation qu’elle permet a sans doute un impact sur l’usage de la violence, mais ce n’est pas la solution miracle. Et puis il y a une différence entre théorie et pratique. Dans les faits, lancer une initiative ou un référendum demande beaucoup de moyens matériels et sans l’appui d’un parti politique, cela peut s’avérer très compliqué.

Comment définissez-vous une action violente?
Cette définition est subjective. En outre, la question de la légitimité de la violence se pose: l’Etat détient le monopole de la violence, mais elle n’est pas nommée comme telle. La définition d’une action violence dépend donc de qui juge, de qui parle. Pour ma part, dans un objectif empirique, j’ai étudié les actions qui ont provoqué des dégâts matériels et/ou humains en dépit d’une résistance.

L’utilisation de la violence est-elle la même pour tous les groupes que vous avez étudiés?
Les organisations d’extrême gauche ont été attentives à ne pas provoquer de dégâts humains. Elles ont par exemple jeté des cocktails molotov contre des prisons pour protester contre la détention de militants. Du coté des groupes d’extrême droite en revanche, ce type de réflexion est absent. La violence fait plus partie de leur identité. Ils se sont beaucoup attaqués à des immigrés, provoquant des morts notamment suite à l’incendie de centres de réfugiés ou lors de ratonnades contre des migrants sri-lankais. Dans le cadre du conflit jurassien, les séparatistes étaient aussi attentifs à éviter les dégâts humains. Lors de l’apparition du groupe sanglier (antiséparatiste), le niveau de violence a cependant augmenté. La rencontre des deux groupes a provoqué des blessés par balles, des batailles rangées, etc.

Qu’est-ce que l’utilisation de la violence a apporté à ces groupes? Pourquoi l’ont-ils utilisée?
Utiliser la violence permet d’attirer l’attention des médias et de porter ainsi ses revendications à un niveau beaucoup plus large. Cela peut permettre d’ouvrir un espace de discussion qui était fermé ou que l’on en parvenait pas à ouvrir par la voie institutionnelle. La violence peut cependant aussi jouer un rôle «interne». Elle permet de s’imposer comme une organisation crédible parmi d’autres, ou de se rattacher à une identité internationale. Les skinheads d’extrême droite par exemple ont utilisé la violence comme symbole de rupture avec l’ordre social, se rattachant ainsi à une identité internationale. Cela leur a permis notamment de recruter.

Vous constatez également que la réponse des autorités n’est pas la même suivant le type de mouvement.
Effectivement, l’extrême gauche a été beaucoup plus surveillée et réprimée que les autres mouvements. Cela s’explique notamment par le contexte de guerre froide. Il régnait une peur de tout ce qui venait de l’est et un fort sentiment anticommuniste. Avec la multiplication d’attentats en Europe et ailleurs, les actions de l’extrême gauche ont également progressivement été vues de façon bien plus sévère par les autorités politiques.

Un exemple parlant est celui d’un article vantant les mérites du pacifisme et de l’objection de conscience, publié dans un journal étudiant de gauche. Ses auteurs ont été qualifiés de «terroristes» par la police fédérale, alors qu’ils n’avaient provoqué aucun dégât matériel ou humain ni effectivement refusé de servir dans l’armée. L’assassinat d’un réfugié par un militant d’extrême droite n’a en revanche pas été qualifié de terroriste et d’une façon générale, l’extrême droite a été beaucoup moins surveillée, malgré son usage de la violence et la dimension politique de ses activités. Les milieux antinucléaires ont également été moins sévèrement réprimés, alors qu’ils utilisaient un répertoire d’action relativement violent. Ils ne remettaient toutefois pas en cause l’autorité de l’Etat.

La répression ne dépend donc pas toujours du degré de violence des faits…
Effectivement, elle dépend surtout des représentations de la menace. Les autorités politiques au pouvoir définissent ce qui est estimé dangereux et ce qui ne l’est pas, sans que cela dépende forcément de faits concrets.

L’utilisation de la violence par les groupes que vous avez étudiés a aujourd’hui fortement diminué. La Suisse est-elle enfin devenue le havre de paix qu’elle prétend être?
Sans être spécialiste de la période actuelle, je dirais que les mouvements extraparlementaires de gauche se sont transformés en groupes de défense de causes précises, comme les droits des réfugiés. Les groupes autonomes sont toujours présents, notamment lors de sommets internationaux, mais ils ne planifient plus d’attentats. L’objectif de la lutte a aussi changé. Il ne s’agit plus de viser l’Etat centralisateur, qui n’est pas seul à détenir le pouvoir et permet aussi de défendre certains acquis sociaux, mais de créer une contre-société (squats, centres autonomes, économie participative, culture alternative, etc). Quant aux mouvements d’extrême droite, ils existent toujours mais sont plus discrets. Une partie de leurs revendications a été reprise par certains partis politiques au niveau des institutions.

Un ouvrage comme le vôtre permet-il d’éclairer l’utilisation de la violence par les mouvements djihadistes actuels?
Cela n’est pas du tout le même niveau de violence, les mêmes revendications et la même organisation, la comparaison est donc délicate. Cela dit, je constate dans mon livre que les autorités se sont toujours efforcées de présenter les menaces violentes comme venant de l’extérieur, maintenant ainsi l’illusion d’une Suisse protégée des effusions de sang. Cette volonté de dépeindre l’ennemi comme provenant de l’extérieur persiste aujourd’hui, occultant les inégalités créées par la société même. Pourtant, en France, les terroristes qui ont agi sur le territoire étaient souvent des nationaux issus de générations d’immigrés vivant dans des ghettos sans véritables perspectives d’avenir.

Carole Villiger, Usages de la violence en politique, Editions Antipodes, 2017.