La créativité ou le désir d’espérance

Chronique libre • Philippe Somsky, municipal au Mont-sur-Lausanne, s’interroge sur le rôle que peut jouer la créativité chez des êtres humains devenus consommateurs-spectateurs au coeur d’une société en crise.

Par Philippe Somsky

Une intime conviction m’habite: la créativité puiserait sa source dans le principe espérance. Aujourd’hui pourtant, il semblerait que le spleen et le désenchantement soient plutôt la norme chez l’homme occidental contemporain. Cette attitude engendre un engourdissement de l’âme, une fatigue spirituelle. On pourrait parler d’un péché d’acédie, c’est-à-dire d’un renoncement à l’espérance. Ainsi, la figure banale de la réalité est devenue l’homme unidimensionnel dont parlait Herbert Marcuse. C’est un homo oeconomicus désabusé qui se recroqueville dans une pensée gestionnaire et comptable: il se contente d’échanger des marchandises et de gérer le présent. Croire qu’il est possible d’agir et d’œuvrer pour la société lui semble désormais improbable. Ce positionnement confirme le renoncement d’une partie de la pensée occidentale et son deuil de l’Idéal et du Salut: on passe du citoyen au consommateur-spectateur.

La contemplation comme refuge?

Le discours dominant de l’inéluctabilité est charrié dès les années 1980 par Margaret Thatcher avec son fameux slogan: there is no alternative (TINA). Cette symbolique de l’inévitable, d’une société guidée uniquement par la loi du marché, nourrit la croyance d’une sortie de l’histoire. Elle hypothèque aussi notre capacité à penser de manière créative l’avenir. Dans ce cadre-là, le futur ne vaut plus ce qu’il valait, l’avenir semble sombre et l’on se noie de manière irresponsable dans un présent devenu omniprésent.

Très en phase avec cette pensée du «lâcher prise», le néostoïcisme et le bouddhisme seraient aujourd’hui les sagesses à suivre. De fait, la contemplation ou l’adaptation sonneraient comme un gage de sérieux. Ceux qui rêveraient de transformer le monde sont vus comme des fous ou des irresponsables. Au contraire, je pense qu’il est essentiel de tourner le dos au stoïcisme de soumission ou au bouddhisme de renoncement. Ces sagesses-là, traduites dans nos sociétés contemporaines peuvent aussi être vues comme les refuges pour des individus désaffiliés, en rupture d’appartenances collectives. Le néostoïcisme fait en réalité le jeu du désordre établi.

L’espérance, quant à elle, engendre l’imagination et la créativité pour penser un monde meilleur; elle réintroduit une dimension collective dans la destinée humaine. Dans la pensée occidentale, d’où nous vient-il ce goût de l’avenir? Assurément du prophétisme juif qui pense que le temps mène quelque part. Ce prophétisme a ensuite été repris par l’espérance chrétienne, espérance laïcisée enfin par les Lumières sous le nom de progrès.

C’est dans cette vision du temps qui n’est plus circulaire que s’ancre l’occident; dans ce temps droit que l’on peut choisir de construire l’avenir. Le présent se bâtit ainsi à l’aune d’un futur désirable et d’une promesse. Le philosophe Nicolas Grimaldi nous appelle à se réapproprier «cette subversion continue du présent par l’avenir qu’on peut indifféremment nommer tension, ou effort, ou élan, ou désir, ou volonté». Il nous dit encore que la conscience humaine peut prendre «l’initiative de hâter ce qu’elle attend, et de le faire advenir à force de travail et de persévérance, s’appliquant sans cesse à changer la matière du présent pour la métamorphoser, et y faisant lentement comparaître, dessiné par nos efforts, le visage de l’avenir».

Naître avant de mourir
Si comme Edgar Morin et tant d’autres, nous faisons le constat d’un monde en «poly-crises» et d’une crise de civilisation, lorsque nous sommes guidés par le principe d’espérance, nous pouvons agir. En quête de sens et pas encore totalement aliénés par le capitalisme, nous cherchons alors des ruptures épistémologiques et des changements de paradigmes pour construire un monde meilleur. Forts de ce constat et de cette volonté, faisons jaillir la créativité pour refonder le monde! Cette dernière peut se déployer dans l’invention de nouvelles manières de travailler, voyager, consommer, éduquer, s’alimenter, faire de la politique, …

L’essentiel est que l’homme se transforme et qu’il découvre les valeurs engendrant ses motifs d’actions. Dans ce monde où l’humain est chosifié, tant de gens meurent avant d’être entièrement nés. C’est grâce à la créativité dont nous pouvons faire preuve qu’il nous est possible de naître avant de mourir. Cette naissance requiert courage, volonté et foi en l’avenir. Refusons donc le conformisme ambiant et le repli sur la sphère individuelle et domestique; faisons donc avec créativité l’expérience de nous-mêmes en lien avec l’humanité entière.