L’économie est-elle prête à se remettre en question?

Enjeux • Le magazine suisse de la recherche scientifique «horizons» consacre un dossier spécial à la science économique, questionnant sa capacité à s’améliorer et à évoluer, notamment suite à des crises comme celle de 2007 et 2008.

Par Julien Gressot

Dans son éditorial, le rédacteur en chef d’horizons Daniel Saraga se demande s’il ne serait pas possible que l’économie progresse et sorte du fatalisme consistant à considérer que les crises sont cycliques et s’enchaînent tous les dix ans sans que l’on ne puisse y faire grand-chose. La dernière grosse crise, celle dite des «subprimes», ayant débuté en 2007, réfléchir sur ce point peut paraître relativement urgent.

Le titre du premier article du dossier est assez symptomatique des apories auxquelles se confrontent les chercheurs: «Le casse-tête d’une croissance durable». Polluer ne coûte rien ou presque et c’est une des raisons qui expliquent que l’économie ne se préoccupe pas ou trop peu de réduire son impact sur l’environnement. Pour concilier l’économie et l’écologie, le débat porte sur la question de savoir s’il faut favoriser des taxes incitatives ou le subventionnement. Selon Joëlle Noailly, du Graduate Institute de Genève, en théorie les taxes d’incitation constituent l’outil le plus efficace mais dans la pratique subventionner les technologies «propres» et interdire les «sales» fonctionne mieux.

On remarquera que ces solutions supposent toutes des modifications des comportements tant des individus que des entreprises, qui sont ainsi mis sur le même plan. Il s’agit donc essentiellement d’attendre que les consommateurs et producteurs prennent conscience des méfaits qu’ils créent, sans trop réfléchir aux fondements du système. Aucune réflexion n’est menée dans l’article sur l’asymétrie de pouvoir et d’impact que les plus grandes entreprises ont sur la planète et la responsabilité importante qu’elles ont en conséquence vis-à-vis de sa détérioration.

La croissance pas remise en question
En début d’article, une question intéressante est soulevée: l’économie pourrait-elle «à la fois accroître la prospérité et utiliser moins de ressources? Est-il envisageable qu’elle apporte de la stabilité sans croissance?». La réponse, donnée par Lucas Bretschger, de l’ETH Zurich, survient un peu plus loin: «Nous [ndlr: les économistes] sommes ouverts à la critique, mais il est difficile de collaborer avec des personnes qui rejettent les instruments de base de l’économie [ndlr: en parlant du PIB et de la croissance]».

Les alternatives évoquées dans l’ensemble du dossier parlent de croissance ou d’économie durable, mais sans plus de précisions. Et les différents experts interrogés s’accordent tous pour dire que pour éradiquer la pauvreté à travers le monde, il faut de la croissance. Il y aurait un devoir de croissance à l’égard des régions pauvres. C’est une question de responsabilité. Inutile de préciser qu’avec de tels raisonnements la croissance ne devrait pas être remise en question avant longtemps. Il n’est pas non plus précisé que la croissance actuelle profite très largement aux plus riches, que ce soit en termes de pays ou d’individus, et la question d’une meilleure répartition des richesses, qui est un des facteurs des crises économiques, n’est pas abordée.

Dans un second article, deux économistes confrontent leurs visions sur la question de savoir comment éviter les crises. Le premier, Marc Chesney, professeur de finance à l’Université de Zurich, souhaite que les banques soient davantage contrôlées alors que le second, Thomas Bieger, recteur de l’Université de Saint-Gall, explique que cela ne sert à pas grand-chose et que le nécessaire a déjà été fait car tous les produits sont susceptibles d’être la proie des spéculateurs, qui sont la cause principale des crises. Il prend l’exemple de la crise de la tulipe en Hollande en 1630 pour montrer que la spéculation a existé de tout temps. Pourquoi? Parce que, selon lui, «c’est dans la nature humaine que de vouloir s’enrichir le plus vite possible avec un minimum d’efforts». C’est le fameux homo oeconomicus, égoïste et ne pensant qu’à lui.

Heureusement, dans un troisième article Ernst Fehr, un neuroéconomiste de l’Université de Zurich, influencé par l’anthropologie, rappelle que les études sur l’homme démontrent qu’il serait plutôt un homo reciprocans et donc que la théorie néoclassique d’un homme cherchant uniquement à maximiser ses profits est difficilement vérifiable sur le terrain. Un message d’espoir donc, l’homme serait autre chose qu’une machine à amasser des zéros sur un compte en banque.

L’influence des revues prestigieuses
La recherche scientifique dans le domaine économique est traversée par différents courants. Il semble que certains commencent à s’interroger sur ce qui devrait être leur raison d’être première à savoir permettre aux hommes de bien vivre. C’est une démarche qui a le mérite d’exister. Malheureusement, elle semble encore très minoritaire et bien tardive si l’on prend en compte que la prochaine grande crise, selon les théories économiques de crises cycliques tous les dix ans dénoncées par Daniel Saraga dans son éditorial, devrait bientôt survenir. De plus, les réponses apportées semblent pour le moment très limitées et enfermées dans un vieux cadre de pensée qui en diminue la portée.

Une des raisons qui explique cette situation, selon Marc Chesney, est la manière dont est organisé le système académique. Pour faire carrière, il faut être publié dans les revues économiques prestigieuses qui sont en majorité fortement imprégnées, dans le domaine financier, par l’École de Chicago et son hypothèse d’efficience des marchés. Les jeunes chercheurs doivent donc s’y adapter pour être publiés, ce qui produit un certain conservatisme et un manque d’innovation sur ces problématiques.