Les lourds paradoxes d’un scrutin joué d’avance

Allemagne • Les élections législatives allemandes auront lieu ce week-end. Quels en sont les enjeux? Journaliste à «L’Humanité» et auteur de «Modèle allemand: une imposture», Bruno Odent fait un bilan de la campagne. (Propos recueillis par
Abrahim Saravaki, paru sur TVHumanité).

«Die Linke est le seul parti qui s’oppose frontalement aux idées racistes de l’AfD», estime le journaliste français Bruno Odent.

Angela Merkel est en tête dans sondages. Est-ce que cette élection est déjà gagnée pour elle?

Bruno Odent Vraisemblablement. Lors du précédent scrutin, l’écart entre les candidats dans les sondages était moins serré, mais la CDU-CSU d’Angela Merkel l’avait emporté avec 41% des voix. Cette fois, les sondages lui donnent 15% de voix d’avance sur son principal adversaire, Martin Schulz du SPD. Elle décrocherait 36% des voix contre 22% pour le leader du SPD, un score historiquement bas pour ce parti. La gauche combative, die Linke, obtiendrait 8 à 10% des voix contre 8,6 % aux dernières élections. Suit le Parti libéral (FDP), qui avait été éliminé du Bundestag, avec 8 à 10% des suffrages. Après, on trouve les Verts, en légère baisse, entre 6 à 8%. Le dernier parti, qui devrait faire sa rentrée au parlement, c’est l’extrême droite de l’AfD (Alternative für Deutschland). Il y a quatre ans, ils avaient échoué de peu. Cette fois-ci, ils sont crédités de 9 à 11% des intentions de vote. Angela Merkel est largement favorite, mais il y a un gros paradoxe dans sa suprématie, du fait de l’émergence d’un énorme malaise en Allemagne sur les plans social et économique, démocratique et écologique.

Sur le plan économique, l’Allemagne reste la première puissance en Europe avec un chômage en baisse et des excédents commerciaux records. Cette situation est favorable à Merkel?

Il y a des chiffres économiques officiels favorables à Angela Merkel, qui joue d’ailleurs sur le slogan «l’Allemagne, un pays où il fait bon vivre». Sauf que derrières ces résultats officiels et cette focale mise sur les grandes entreprises et les actionnaires, on constate une autre Allemagne, qui devient de plus en plus pauvre. Voilà le paradoxe économique. Il y a un creusement des inégalités dans ce pays depuis les réformes initiées par Gerhard Schröder (SPD).

Une étude récente du FMI montre que le nombre de travailleurs pauvres augmente et que 17% des Allemands vivent en dessous du seuil de pauvreté, ce qui est supérieur à la France. L’économiste Marcel Fratzscher, qui a travaillé pour le BCE, montre dans son dernier livre que les inégalités en Allemagne ont rejoint le niveau des Etats-Unis. Il n’est pas rare aujourd’hui que des personnes doivent recourir à plusieurs emplois précaires pour survivre. Avec les réformes Hartz entre 2003 et 2005, Schröder a fabriqué une trappe à bas salaires. La flexibilisation de la société et du marché du travail a conduit beaucoup de gens à tomber dans ce trou sans pouvoir en sortir. Ils multiplient les mini-jobs sans que cela ne débouche sur un CDD sûr. Dans le même temps, le paradoxe, c’est que de nombreuses entreprises n’arrivent pas à trouver du personnel qualifié. Ce qui veut dire que les travailleurs non qualifiés et dans la précarité n’arrivent pas à se qualifier ou se requalifier pour rejoindre le monde du travail.

Cette précarisation de certaines couches de la population, avec une baisse du niveau de vie est assez connue, mais qu’entendez-vous par malaise politique?
Celui-ci est lié à la situation politique. Angela Merkel a déjà fait trois mandats. Elle pourrait en faire un quatrième, mais sur ces trois mandats, elle a fait dû, par deux fois, passer par une grande coalition, regroupant l’essentiel des forces politiques du pays. Ce qui fait que les différences dans le débat politique s’atténuent de plus en plus. Il est difficile pour Martin Schulz de prétendre proposer un programme différent. Dans le seul débat télévisé de la campagne, il a éprouvé les plus grandes difficultés à se différencier, car il a le même bilan gouvernemental que Merkel. Cette méthode de gouvernement par regroupement des deux grandes forces politiques fait que le débat disparaît et que la politique libérale menée depuis des années persiste.

Qu’en est-il du malaise écologique?
Il renvoie au scandale automobile de cet été. Si VW a eu quelques démêlés avec la justice américaine avec leur fraude sciemment organisée pour maquiller les émissions de ces moteurs diesels, il s’est avéré que cette fraude était beaucoup plus généralisée. Au-delà de l’entente commerciale, un cartel de cinq grands constructeurs (VW, Audi, Porsche, BMW et Mercedes) s’est arrangé pour tromper les organismes de contrôle de l’environnement, en particulier en ce qui concerne les émissions de dioxyde d’azote. Les 5 grands groupes se sont entendus comme des faussaires pour faire homologuer leurs voitures comme propres, alors que dès leur mise en circulation, en croisière normale, elles explosaient toutes les limites.

Des plaintes ont été déposées par des automobilistes et des organisations de défense de l’environnement. Un sommet du diesel a été mis en place en août, mais les constructeurs automobiles ont choisi un traitement a minima. Ils ont rappelé les véhicules pour régler leurs logiciels, sans faire les modifications nécessaires pour rendre les moteurs propres. Le gouvernement n’a pas voulu davantage et n’a pas tapé du poing sur la table. Cela s’explique par le fait qu’on trouve des lobbyistes de l’industrie automobile dans l’exécutif. Les deux grands partis sont liés aux grands constructeurs. Très proche d’Angela Merkel, Matthias Wissman a été ministre des transports et il est aujourd’hui président de l’Association de l’industrie automobile. De la même façon, Sigmar Gabriel, vice-chancelier et ministre des affaires étrangères a été membre du conseil de surveillance de VW. Voilà les raisons de ce malaise écologique. Cela explique que Martin Schulz n’ait pas pu prendre des décisions très différentes d’Angela Merkel sur ce dossier. Par défaut, parce qu’elle est rassurante, celle-ci reste la favorite, avec les risques d’une abstention historique et l’apparition de l’Af D au Bundestag.

Pourquoi Martin Schulz n’a pas progressé auprès de la population?

Au début de sa campagne, il pouvait faire illusion, car il venait de l’extérieur, du parlement européen. C’était une nouvelle tête. Il a aussi commencé sa campagne à gauche en attaquant une des lois de Schröder et en disant que c’était le temps de la justice sociale. Au départ, il a bénéficié d’un rebond avec 34% de voix, à égalité avec Merkel. Mais l’effet Schulz a fait pschitt avec le retour aux vieilles habitudes consensuelles du SPD. Lors du congrès électoral du SPD du mois de juin, l’invité d’honneur était…Gerhardt Schröder.

Quelles sont les lueurs d’espoir dans ce panorama?
Die Linke demeure électoralement relativement stable par rapport à 2013. De plus, les électeurs savent qu’avec eux, il y a un parti qui prend au sérieux la justice sociale. Le signe intéressant de cette fin de campagne, c’est qu’une liste de syndicalistes progressistes, avec des signatures de renom, en appelle à soutenir une forte présence de die Linke dans le bundestag. Avec la certitude d’une percée de l’extrême droite, la question est de savoir qui sera la troisième force au parlement, place qu’occupe actuellement die Linke. Cette formation est le seul parti qui s’oppose billes en tête aux idées racistes de l’AfD.

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Le programme électoral du SPD est désespérant

Interviewée par la Rhein-Neckar Zeitung, Sahra Wagenknecht, docteure en sciences économiques, députée au Bundestag pour Die Linke et coprésidente du groupe parlementaire, qui compte 64 députés sur 630, n’y va par quatre chemins pour démolir le programme du SPD. Elle dénonce l’absence de volonté du parti de Martin Schulz de remettre en question la retraite à 67 ans. «Sur les problèmes liés au travail temporaire, à Hartz IV et aux bas salaires, le SPD a démissionné», explique-t-elle, fustigeant la tentative de Martin Schulz d’orienter sa candidature vers le vote des classes moyennes.

En ce qui concerne la montée en puissance de l’AfD, elle dénonce leur programme économique, très proche de celui du Parti libéral (FDP). «Il s’appuie sur une radicalisation de la logique de marché et la privatisation, il rejette la construction de logements sociaux et tout frein à la hausse des loyers. L’AfD n’améliorerait pas la situation des personnes qui ne se portent pas bien dans ce pays», tranche-t-elle. «Il y a eu aussi la crise des réfugiés dont la chancelière a perdu le contrôle durant des mois, sans offrir, à ce jour, aucun plan sur la façon dont les problèmes peuvent être résolus. Dans ce climat, l’AfD a pu marquer des points avec des slogans et des illusions bon marché», estime l’élue, qui en appelle à renforcer la gauche pour protéger les électeurs contre de nouvelles coupes dans les pensions ou le projet de retraite à 70 ans du ministre des finances, Wolfgang Schäuble.

«Aujourd’hui, nous avons besoin d’une réforme de l’impôt qui impose un fardeau élevé aux revenus et à la richesse extrêmes de l’économie et soulage les salariés normaux, une réforme qui demande aux banques et aux entreprises de payer et non aux artisans et aux petites entreprises. Une allocation minimale fondée sur les besoins et sans sanction est nécessaire, de même qu’une rente minimale solide de 1050 euros, une augmentation des allocations de frais de garde et, à moyen terme, une assurance pour la garde des enfants», précise dans The European, Dietmar Bartsch, député et représentant de l’aile droite du parti.

Réd.