Les dérives de notre société marchande en bande dessinée

Bande dessinée • Invitée du dernier festival lausannois BD-Fil, l’auteure et dessinatrice Chantal Montellier sort «Shelter market», aux éditions Les impressions nouvelles. Une dystopie en BD dans le sillage de «1984» d’Orwell ou du «Meilleur des mondes» de Huxley.

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Chantal Montellier, qui était invitée au festival lausannois BD-Fil 2017, est une pionnière dans un milieu qui reste très masculin, voir machiste. À titre d’illustration, il a fallu attendre cette treizième édition de BD-Fil pour y voir une invitée d’honneur, Anna Sommer.

Elève aux beaux-arts de Saint-Étienne, Chantal Montellier en sera la seule et unique gréviste en mai 1968. «Je devrais me contenter de dessiner et de me taire mais j’ai pris le virus en 68, je suis incurable», disait-elle. D’abord peu attirée par la bande dessinée encore très codifiée entre «ligne claire», littérature pour enfant et «comics», elle n’est pas immédiatement attirée par ce «9ème art» qui ne porte pas son nom.

Le magazine «Ah nana» interdit de diffusion en kiosque
Au tournant des années septante, la BD éclate son carcan et expérimente de nouvelles expressions graphiques. De nombreux magazines voient le jour dont Ah nana, des éditions Les Humanoïdes Associés. Chantal Montellier est de l’aventure et y publiera ses premières planches. Ah nana est un magazine féminin sous la direction de Janic Guillerez. Mais voilà, il dérange la bien-pensance et se voit interdire de diffusion dans les kiosques sous prétexte de «pornographie» et de «protection de la jeunesse» à la suite d’un numéro consacré à l’homosexualité. Le magazine ne pouvant plus être exposé dans les kiosques, les ventes chutent et l’aventure se termine en septembre 1978. Il est bon de préciser que Ah nana n’a jamais eu de contenus pornographiques et qu’il s’agit bel et bien d’une censure.

Chantal Montellier publie son premier album, «1996» (déjà une dystopie) en 1978 aux éditions Les Humanoïdes Associés. Après la disparition de Ah nana, elle publiera dans Charlie Mensuel, À suivre, et sera peu à peu poussée dans la marge par les marchands de culture. En 1980 elle publie la première version de «Shelter» aux éditions Les Humanoïdes Associés.

Un univers clos qui glisse vers le totalitarisme
«Je vois une société malade où la provocation permanente de l’hyper concentration de richesse et de pouvoir ne peut produire que de la violence». Son style et son discours par trop radical dérangent et elle est peu à peu écartée des présentoirs des «promotions» des diffuseurs. Ses albums deviennent difficiles à trouver et la censure commerciale la prive de la possibilité de vivre de son art. Elle revient toutefois sur le devant de la scène avec un livre coup de poing: «Tchernobyl mon amour», en 2006 aux éditions Actes Sud. Il s’agit d’une chronique graphique de la catastrophe nucléaire qui débuta le 26 avril 1986 dans la centrale Lénine et de ses terribles conséquences.

Chantal Montellier a souhaité retravailler «Shelter», dont l’argument central est toujours actuel, voir sur certains points même plus aigu qu’en 1980, lors de sa parution initiale. Elle a entièrement redessiné l’album qui prend le titre de «Shelter market» et s’étoffe de trente pages supplémentaires. Chantal Montellier prend le parti pris de la couleur alors que la première version était en noir blanc. Son style graphique a évolué vers plus d’intensité et prend ici encore plus d’impact par l’utilisation de la couleur, qui au fil du récit, se fait explosion multicolore ou palette pratiquement monochrome. Chez Chantal Montellier, pas d’effets gratuits, le dessin porte le récit.

«Shelter market» est une dystopie, comme l’ont été «1984» d’Orwell ou «Le meilleur des mondes» de Huxley. Parfois appelée contre-utopie, ce genre littéraire est rattaché à la science-fiction, mais une science-fiction en tant que littérature du présent. Dans un monde qui ressemble au nôtre, les clients d’un centre commercial s’y retrouvent confinés suite à une alerte atomique. La vie s’y organise et cet univers clos glisse inexorablement vers le totalitarisme. Avec «Shelter market», Chantal Montellier nous tend un miroir grossissant pour nous parler des dérives sécuritaires et violentes de notre société marchande. Si vous dites à Chantal Montellier que ses livres sont durs, elle vous répondra, avec raison, que la réalité de ce monde de début du 21ème siècle est bien plus brutale encore.

Chantal Montellier, «Shelter market», Les impressions nouvelles, 2017