Esclave de la bêtise humaine

Théâtre • Au Théâtre des Marionnettes de Genève, la troupe «Les Anges au Plafond» revisite le roman «Chien Blanc» de Romain Gary, dont l’action se déploie au début de l’année 1968, à l’apogée du combat des Noirs américains pour leurs droits civiques.

(photo: White Dog/Vincent Muteau)

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Remuant et explosif: le spectacle «White dog» est à l’image de l’univers de l’auteur. Les thèmes abordés dans le roman de Romain Gary – l’effervescence sociale et idéologique ainsi que la violence raciale à la fin des années 1960 aux Etats-Unis – n’ont pas perdu de leur actualité.

Auteur de trente livres en trente-six ans, dont six romans parus sous pseudonyme (dont le plus célèbre est Emil Ajar), de centaines d’articles de presse et vingt scénarios de films, Romain Gary, de son vrai nom Roman Kacew, a marqué la littérature européenne du vingtième siècle. Né à Wilno dans l’Empire russe en 1914, territoire devenu polonais après la Première Guerre mondiale, il arrive en France avec sa mère à la fin des années 1920. Il entame une brillante carrière militaire, puis diplomatique (aux côtés de la France libre du Général de Gaulle), et enfin littéraire. Ayant grandi dans la langue russe au sein d’une famille juive, étudié le polonais, écrivant essentiellement en français mais publiant aussi en anglais, Gary se distingue par la maîtrise des langues. Du fait de son parcours migratoire et de la prolixité de son œuvre, l’écrivain est également un symbole de métissage culturel et de création.

Au cœur de l’écriture
Tantôt incarné par un comédien (lorsqu’il est écrivain), tantôt incarné par une marionnette (lorsqu’il est narrateur), Romain Gary, l’homme et l’auteur, est au centre du spectacle. Pendant près de 90 minutes, et la grande majorité du temps avec brio, la pièce plonge le spectateur dans l’univers de l’écrivain. Elle nous fait naviguer, en l’imaginant, au cœur de son processus d’écriture. Le geste de l’écrivain tisse la trame du spectacle.

Suspendu au décor, noirci par les acteurs avec de l’encre noire ou rouge, déchiré, modelé pour faire apparaître les marionnettes chiffonnées, le papier est omniprésent. La feuille blanche est un exutoire. Cependant, elle ravive en même temps les tourments de l’âme. «Je refuse de faire de la littérature avec cette histoire!», tonne ainsi d’entrée de jeu le héros. Allusion à son grand roman La Promesse de l’Aube. Celui-ci évoque les rapports intenses, mais tumultueux, de l’écrivain avec sa mère. L’immense succès rencontré par l’ouvrage aura fini par indisposer son auteur. Gary semble ainsi hésiter à nous accompagner dans les affres de sa pensée. Il n’est pas certain de vouloir explorer le sujet douloureux qu’il aborde dans Chien Blanc.

Emeutes raciales et héritages de l’esclavage
Chien Blanc est un texte en grande partie autobiographique rédigé à la fin des années 1960. Il met en scène Batka, un berger allemand qui fait son apparition dans la vie de l’écrivain et de sa femme, Jean Seberg. Depuis son apparition dans A Bout de Souffle de Jean-Luc Godard, la célèbre actrice américaine est devenue l’égérie de la Nouvelle Vague française. Le couple réside dans une confortable villa d’Hollywood. L’action du récit se déploie, au début de l’année 1968, en Californie puis en France, à l’apogée du combat des Noirs américains pour leurs droits civiques et pendant les émeutes raciales qui suivent l’assassinat de Martin Luther King.

Dans la plupart des cultures occidentales, et en particulier dans le contexte normatif de la classe moyenne blanche, le chien est présenté comme le grand ami de l’être humain. Les deux espèces sont liées par des liens d’affection aux vertus quasi thérapeutiques. Au grand désespoir de ses nouveaux maîtres, Batka se révèle pourtant être un «chien blanc», c’est-à-dire un chien dressé à attaquer spécifiquement les Noirs.

A l’époque de l’esclavage, dans plusieurs régions des Caraïbes et du Sud des Etats-Unis, des chiens de race, importés de Cuba ou d’Allemagne, étaient dressés pour chasser les esclaves qui essayaient de prendre la fuite. Les propriétaires blancs d’esclaves entraînaient spécifiquement les chiens à se comporter férocement seulement au contact de Noirs. Romain Gary, quant à lui, ne parvient pas à se résoudre à abattre et à se séparer de Batka. Il décide, avec le soutien de Keys, un employé noir de parc zoologique spécialisé dans l’extraction des venins de serpents, de tenter de rééduquer le chien.

L’hypocrisie de certains blancs
Originaire de Marshalltown (Iowa), Jean Seberg est révoltée par l’oppression subie par les Noirs dont elle est témoin dans sa jeunesse. Elle s’est engagée dans le mouvement antiségrégationniste déjà durant son adolescence. Au faîte de la gloire à la fin des années 1960, l’actrice embrasse à corps perdu la cause des Black Panthers. Ces derniers sont décidés à mettre à bas des siècles de discrimination anti-noire. S’ils n’hésitent pas à recourir à la lutte armée, Ils épousent aussi des idées révolutionnaires dans le domaine des rapports de genre et de la sexualité. Jean Seberg est victime d’une campagne de calomnie particulièrement violente de la part du FBI. Les services de renseignement américains font circuler des rumeurs sur son compte. Ils demandent à la presse de remettre en question la paternité de son enfant pour nuire à sa réputation et la discréditer auprès de l’opinion publique.

Lucide et pessimiste, Gary, contemporain des faits, dénonce sans ambages dans Chien Blanc le racisme anti-noir. Cependant, il s’en prend aussi à l’hypocrisie de certains blancs, notamment ceux actifs dans le milieu du cinéma. Leurs raisons de s’associer à la lutte pour la déségrégation sont loin d’être toujours très pures. Quant à Jean Seberg, il s’inquiète pour elle. Son combat est noble. Cependant, elle risque de faire les frais de la féroce détermination des forces en présence (Black Panthers d’un côté, FBI de l’autre), lesquelles sont décidées à en découdre jusqu’au bout. L’intuition de Gary est malheureusement la bonne. Gravement fragilisée psychologiquement, Seberg se donne la mort à Paris en 1979. Un an plus tard, Gary lui-même décide de prendre congé de la vie en se tirant une balle dans la tête.

Le pouvoir des mass media
La pression médiatique intense semble avoir eu raison, en tout cas en partie, de Jean Seberg et Romain Gary. Le spectacle met d’ailleurs particulièrement en évidence l’influence des mass media sur l’opinion publique et l’impact délétère de «la culture du happening». Les médias ont un impact grossissant sur les événements et peuvent contribuer à la contagion de la violence. Au moyen de rétroprojections d’images d’archives et de jeux d’ombre et de lumière, la metteure en scène Camille Trouvé choisit de faire référence à des épisodes historiques marquants comme l’assassinat de Martin Luther King. Elle tente de souligner ce qui est perçu par le prisme des médias et ce qui est vécu par les protagonistes. Grâce à son don de ventriloquisme, Brice Berthoud réussit la prouesse de donner vie et voix à plusieurs marionnettes, le personnage de Seberg recevant toutefois moins d’attention, et gagnant donc moins d’épaisseur, que celui de Gary.

L’originalité du spectacle tient enfin également à l’exploitation de sonorités musicales noire-américaines. Tout au long du récit, le musicien et instrumentiste Arnaud Biscay se fait l’interprète en direct – au moyen d’une batterie en acoustique empruntant des rythmes faisant référence au jazz et au funk – d’une ambiance d’urgence, de colère et de fièvre. «La batterie est l’un des instruments qui incarne le mieux la musique afro-américaine, le jazz en particulier», explique l’artiste. Le compositeur et batteur s’est inspiré de Gil Scott-Heron, premier musicien à slamer sur de la musique funk (The Revolution will not be televised), du standard Strange Fuit immortalisé par Billie Holiday ou encore des batteurs et rythmiciens Jack de Johnette et Papa Jo Jones.
A l’image de sa trame sonore, ce spectacle débordant d’énergie aborde un thème grave au moyen d’un langage foisonnant et original.

Jusqu’au 15 octobre au Théâtre des marionnettes de Genève