L’école, institution productrice d’inégalités

Ecole • Le chercheur et sociologue lausannois Christophe Delay estime que, malgré la démocratisation des études et le souci d’égalité des chances, les inégalités scolaires issues des différences de classe sociale perdurent et sont même renforcées par le système scolaire.

Dans le cadre du congrès cantonal du POP vaudois, le sociologue et professeur à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques (EESP) de Lausanne Christophe Delay est venu montrer comment les inégalités scolaires entre classes sociales perdurent à l’école. Sous le titre «Les inégalités sociales à l’école: contributions du système scolaire?», le chercheur a expliqué comment celui-ci, à travers la constitution de filières homogènes et de sélection précoce ou par les décisions d’orientation scolaire ou professionnelle des conseils de classe, contribue à maintenir ces inégalités. Le sociologue a proposé plusieurs pistes de réduction des inégalités sociales, qui passent par une généralisation des programmes de crèches, mais aussi par le maintien d’une certaine hétérogénéité dans les classes. Interview.

Dans le cadre de votre conférence, citant Pierre Bourdieu, qui a consacré un célèbre livre à décrire la reproduction des différences sociales par l’école, vous avez expliqué que ce phénomène se poursuivait aujourd’hui. Comment cela se passe-t-il?
Christophe Delay Dans le livre Les Héritiers, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron montrent qu’il existe des écarts entre les classes en ce qui concerne l‘accès à la culture – notamment dans la pratique familiale de la lecture et de la musique ou la fréquentation des bibliothèques et musées – qui influenceront sur l’insertion scolaire des enfants, en favorisant ce qu’ils appellent la reproduction sociale en faveur des milieux privilégiés. Ces observations datent des années 60 et concernent la France: il faut donc bien évidemment les prendre avec des pincettes. Cependant, les enquêtes statistiques actuelles (par ex. Cousin & Tawik) montrent qu’on trouve toujours ces mêmes écarts entre classes. Les enfants des milieux populaires découvrent la culture académique en entrant à l’école, alors que ceux des classes favorisées y ont déjà l’accès à la maison. Ces inégalités se matérialisent peu à peu en parcours scolaires et orientations différenciés.

En 2011, une enquête du Service de recherche en éducation (SRED) du canton de Genève a montré que 14% des enfants issus des milieux populaires redoublaient durant les 8 années d’école primaire contre 3% pour ceux qui ont des parents cadres supérieurs ou avec des fonctions dirigeantes. Au second degré inférieur, soit au cycle d’orientation genevois ou au collège vaudois (12-15 ans environ, ndlr), 67% des élèves du premier groupe suivaient une formation pré-gymnasiale contre 94% pour le second. En fin de parcours, les élèves des classes supérieures et dirigeantes font beaucoup plus souvent le choix d’entrer en formation gymnasiale que les élèves de milieux populaires qui se tournent vers des écoles de culture générale, lorsqu’ils choisissent une formation générale, ou vers les formations professionnelles.

La situation n’a-t-elle pas évolué avec la promotion de l’école inclusive, qui, selon le DIP genevois, «cherche à maximiser le potentiel de chaque élève, quels que soient ses besoins, son handicap, son talent, son origine et ses conditions de vie économiques et sociales»?
Les données statistiques sur cette école inclusive manquent encore, mais le fait qu’il y ait moins de redoublement que par le passé, une mise en place de deux filières scolaires au lieu de trois ou un plus fort suivi individuel des élèves ne peut pas faire disparaître en un tour de baguette magique ces inégalités sociales de type structurel, renforcées par un système scolaire qui continue à trier et ventiler les élèves par la pratique du redoublement et des filières étanches du secondaire inférieur.

Comment se produisent plus concrètement ces inégalités scolaires structurelles que vous imputez à l’école?
Avec les travaux de la sociologue française Marie Duru-Bellat, on constate tout d’abord que l’offre éducative et pédagogique n’est pas identique dans chaque filière. Ainsi, les programmes enseignés dans les filières réservées aux «faibles» ne sont pas aussi ambitieux . De plus, cette filière B (ou voie préprofessionnelle) crée des stigmates sociaux forts entre élèves et au regard de la société. A contrario, les classes les plus hétérogènes permettent de tirer vers le haut les élèves les plus faibles scolairement et réduisent le chahut qu’on peut trouver dans des classes strictement homogènes. On constate aussi que les enseignants les plus diplômés et expérimentés accaparent souvent, en récompense de leur carrière, les filières «d’élite», alors que les enseignants débutants se retrouvent en filière B.

Les résultats cantonaux aux tests Pisa Suisse dans les branches principales (langues, math) ont aussi fait apparaître de fortes disparités de systèmes scolaires entre régions. Si les cantons de Zurich et Aarau montraient les plus forts écarts de performance entre élèves de milieux économiques différents, les cantons de Vaud et Genève se situaient dans la moyenne. Ce sont dans les cantons du Jura, Fribourg et Tessin que ces disparités étaient les plus faibles. Sur cette base, Georges Felouzis et Samuel Charmillot en ont déduit que les cantons qui choisissent une organisation segmentée de leur enseignement secondaire obligatoire sont ceux pour lesquels les acquis scolaires dépendent le plus fortement de l’origine sociale des élèves. Le choix d’une organisation plus ouverte – selon un modèle «intégré» ou «mixte» – permet en revanche de mieux réaliser un principe d’équité sur le plan des acquis des élèves en fin de scolarité obligatoire. Les cantons les plus équitables en termes de compétences sont donc ceux où la ségrégation sociale est la plus faible.

A l’occasion d’une enquête de terrain, vous avez pu vous rendre compte que les inégalités scolaires pouvaient aussi être intégrées et intériorisées par le personnel enseignant. Pouvez-vous nous en dire plus?
Sur la base d’une enquête ethnographique à Genève portant sur les choix d’orientation des élèves en fin de scolarité obligatoire financée par le Fonds National Suisse, je me suis rendu compte que les enseignants pouvaient varier leurs pratiques dans le cadre des conseils de classe qui décident, en dernière instance, des demandes de redoublement ou de dérogation concernant les élèves sur le fil de la moyenne. J’ai ainsi constaté un traitement inégal, mais non systématique des élèves aux performances similaires selon les critères que sont le comportement en classe, le degré collaboration des parents (se rendre aux réunions) ou des facteurs plus sociaux comme le degré d’implication parental dans le suivi scolaire. Ces deux derniers points pénalisent de fait plus fortement les élèves issus des milieux populaires ou d’origine étrangère. Bien entendu, il y a aussi des contre-exemples: j’ai ainsi vu une enseignante pousser, du fait d’un engagement social ou de solidarité de genre, une élève très faible en maths et issue des milieux populaires vers le gymnase.

Dans votre exposé, vous avez aussi parlé des attentes différenciées des parents par rapport à la scolarité de leurs enfants. Qu’est-ce qui ressort de vos enquêtes?
Tout d’abord, il faut relever que l’école est loin d’être mise à l’écart dans les milieux populaires. Elle est même le centre d’une préoccupation forte des parents, liée au fait que l’école s’est massifiée et que la trajectoire professionnelle est de plus en plus corrélée au parcours scolaire. L’idée que les parents exigent que leurs enfants travaillent rapidement «pour ramener de l’argent à la maison» est probablement moins fréquente qu’on ne le croit. Elle ne s’exprime – et encore rarement- que chez certains adolescents qui souhaitent ramener rapidement un salaire par l’apprentissage pour pouvoir soutenir financièrement leurs parents parfois en situation de précarité. Ce n’est finalement qu’en cas de redoublement – nettement mieux accepté par les classes moyennes et supérieures – que les familles des classes populaires chez la fraction migrante peuvent montrer de la prudence, du fait de l’incertitude du projet scolaire. Ils acceptent alors l’apprentissage salarié pour leurs enfants comme deuxième choix.

Face à cette persistance des inégalités scolaires, quelles sont vos propositions de changements?
Mes propositions sont avant tout d’ordre global et macroéconomique. Il convient tout d’abord d’élargir l’offre de places de crèches. Celles-ci permettent aux enfants de se socialiser et de leur ouvrir les portes du savoir, en leur donnant le goût de la lecture. Il faut aussi offrir aux familles des bourses d’études en nombre suffisant. Plus globalement, les autorités doivent tout faire pour éviter la ségrégation urbaine et réfléchir à la mise en place de quartiers mixtes pour former des classes hétérogènes.

Au niveau de l’organisation de l’école, il importe de lutter contre la sélectivité précoce et contre le système des filières qui renforcent les inégalités, en suivant les bonnes pratiques du Jura ou du Tessin. Il faut autant que possible éviter de créer des classes homogènes à l’intérieur des filières B (préprofessionnelles). Pour finir, il serait bon que le corps enseignant ouvre davantage l’espace des possibles dans les filières B, même si cela coûte cher en années perdues par les élèves pour trouver leur voie et qu’on lutte plus fortement contre les inégalités de traitement.