Les paysans de l’île de Lewis, une inspiration pour aujourd’hui?

La chronique de Jean-Marie Meilland • En 1920, certains paysans de l'île de Lewis n’acceptaient pas les servitudes du productivisme, lui préférant une existence plus sobre, choisie, et selon eux plus heureuse. Alors que nous avons peu à peu vu les impasses d’une modernisation destructrice, leur combat obstiné et leur victoire revêtent aujourd’hui un sens exemplaire.

Is treise Tuath na Tighearna (proverbe gaélique: les paysans sont plus forts que le seigneur)

L’île de Lewis est la plus importante des Hébrides extérieures dans le Nord-Ouest de l’Ecosse. A deux heures et demie de bateau des côtes du mainland, c’est un territoire au relief principalement plat, d’environ 1800 km2, peuplé actuellement de 18’500 habitants. On y vit encore en partie de la petite agriculture et de la fabrication du tissu de tweed. On y parle souvent gaélique, l’ancienne langue celtique de l’Ecosse, et la religion presbytérienne y est pratiquée avec ferveur.

Historiquement, l’île de Lewis appartint pendant des siècles aux chefs de clan Macleod puis Mackenzie. Puis au XIXème siècle, l’île passa entièrement aux mains d’une famille de marchands, les Matheson, avant qu’en 1918 elle soit rachetée par le magnat anglais du savon, lord Leverhulme (fondateur de ce qui allait devenir la multinationale Unilever). Cette survivance de la grande propriété terrienne avait pour conséquence que les paysans n’étaient jamais propriétaires de leurs terres, et qu’ils pouvaient être à tout moment expulsés. En conséquence, la revendication de garanties pour conserver leur maison et les terrains qu’ils cultivaient fut cruciale pour les paysans durant le XIXème siècle et le début du XXème siècle. Une loi fut votée en 1886 qui instaura le système du crofting, qui assurait aux paysans le contrôle d’une petite exploitation vouée à l’agriculture de subsistance.

De 1919 à 1921, Lord Leverhulme eut à affronter la résistance résolue d’un certain nombre de petits paysans. En capitaliste paternaliste, il avait planifié et aussitôt mis en œuvre le développement à Lewis de pêcheries et d’autres activités annexes, qui devaient amener la prospérité à l’île. Il avait prévu de créer de grandes fermes productivistes pour ravitailler Stornoway, la capitale. Il était soutenu par une majorité des habitants qui voyaient du meilleur œil une initiative qui améliorait leurs conditions de vie.

Un problème cependant naquit du fait que ces fermes devaient occuper des terres que le gouvernement avait promises sous forme de crofts à des centaines de petits paysans récemment démobilisés. Bien que Lord Leverhulme ait tenté de les convaincre, ces derniers refusèrent de céder. Un extrait d’un discours d’un des leurs, John Smith, mérite ici d’être cité: «Nous accordons foi à votre Seigneurie pour ses bonnes intentions… Vous avez parlé de travail stable et de paie stable avec vénération – et je n’ai pas de doute que selon vos vues et celles de ces infortunés contraints de vivre dans des villes enfumées, un travail stable et une paie stable soient réellement désirables. Mais à Lewis nous n’avons jamais été habitués ni à l’un ni à l’autre – et aussi étrange que cela puisse vous sembler – nous n’en avons pas un grand désir. Nous vivons sur nos crofts à l’époque des semailles et des moissons, et nous participons à la pêche quand en vient la saison – et quand rien n’exige notre attention nous sommes libres de nous reposer et de nous livrer à la contemplation . … Il se peut qu’il se trouve des hommes plus jeunes et moins réfléchis pour se ranger à vos côtés, mais croyez-moi, la grande majorité des nôtres est contre vous – parce que nous voulons vivre notre vie à notre propre manière, pauvres peut-être, mais sans la peur de la cloche de l’usine, en étant libres et indépendants.»

Le grand patron refusa toute concession et les paysans décidèrent alors d’occuper les terres qu’ils estimaient leur revenir. Des actions judiciaires furent lancées à leur encontre, auxquelles ils ne répondirent pas. Pour faire pression sur eux, Lord Leverhulme licencia alors des employés venant de leurs villages, en assurant qu’il les réintégrerait dès qu’ils auraient cédé. Cette attitude tyrannique fournit aux paysans une raison de plus de refuser la dépendance née du salariat. Incontestablement, la majorité des insulaires soutenaient le propriétaire, et certains s’engageaient à n’offrir aucun soutien aux rebelles. Mais ces derniers ne se laissèrent pas entamer, fidèles au point de vue qu’après les sacrifices de la guerre, les promesses qu’ils avaient reçues et l’appui d’une loi, le gouvernement n’avait qu’à satisfaire leur demande.

L’administration adopta d’ailleurs une attitude relativement bienveillante à leur égard. La première mission de l’Etat était en effet d’appliquer la loi qui dans le cas présent prévoyait l’installation de crofts. Dans un premier temps, les autorités laissèrent un délai au propriétaire pour convaincre les paysans, à condition cependant qu’il poursuive la réalisation de ses plans dans l’intérêt des habitants. Mais quand Lord Leverhulme, en proie à des soucis financiers, suspendit tous les travaux mettant ainsi tous ses employés dans l’embarras, les agents du gouvernement lui rappelèrent qu’il n’y avait plus de raison de retarder la constitution des crofts. Les paysans avaient gagné!
En 1921, l’industriel, ulcéré, mit fin à ses entreprises à Lewis et reporta son attention sur l’île d’Harris, juste au Sud, où il ne rencontra pas les mêmes difficultés. En 1923, il abandonna ses droits de propriété sur Lewis au profit des habitants.

Cet épisode est certainement riche d’enseignements. D’abord c’est à l’issue de ces luttes que l’île revint à ses habitants. Ensuite, l’opposition entre paysans et modernisateurs vaut qu’on s’y arrête. La dureté de leur vie explique qu’un grand nombre d’insulaires aient approuvé les projets de modernisation d’un grand patron paternaliste. Mais si l’on rapporte cet événement à notre actualité, il a comme une valeur prophétique. Aujourd’hui, bien que les sirènes du productivisme et de la consommation continuent de résonner, un puissant mouvement de lutte pour une autre économie non productiviste propice à une meilleure qualité de vie est apparu.

Déjà en 1920, certains paysans de Lewis n’acceptaient pas les servitudes du productivisme, lui préférant une existence plus sobre, choisie, et selon eux plus heureuse. Alors que nous avons peu à peu vu les impasses d’une modernisation destructrice, leur combat obstiné et leur victoire revêtent aujourd’hui un sens exemplaire: nous ne sommes pas contraints de toujours adopter les dernières innovations que la soif de profit capitaliste engendre! Décider de son mode de vie plutôt qu’il nous soit imposé par des géants économiques, n’est-ce pas un élément essentiel de la démocratie?

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Cet article est basé sur un chapitre du livre de Donald Macdonald, Lewis, A History of the Island, Steve Savage Publishers Ltd, 2004, Reprinted 2012.