1917, révolution russe et universelle

Numéro spécial • L’historien André Rauber revient sur le déroulement des événements de la révolution d’Octobre, dont on fête le centenaire. «Dans la Russie de 1917, le dilemme révolutionnaire était de vaincre ou mourir», rappelle-t-il.

Une photographie prise à l’occasion du 1er mai 2017 à Londres (photo: Sam Rogers).

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La Russie d’avant 1917 était dirigée de manière autoritaire et centralisée par un monarque omnipotent. Si, dans la quasi-totalité des autres monarchies européennes, la royauté de droit divin avait été abolie ou avait dû concéder des prérogatives à certains groupes sociaux, en créant des organismes parlementaires et en devenant ou étant sur la voie de monarchies dites constitutionnelles, la Russie tsariste voulait maintenir un régime absolutiste et exerçait une terrible répression envers tous ceux qui voulaient contester son pouvoir despotique. Comme la plupart des leaders révolutionnaires russes, Lénine fut déporté en Sibérie et pour poursuivre son action révolutionnaire, il dut s’exiler à l’étranger. Il passa une grande partie de son expatriation en Suisse avant de revenir en Russie en 1917.

Début des troubles en 1905
La désagrégation de la monarchie commença en 1905, après que des milliers de manifestants venus devant le palais du Tsar pour faire part de leurs doléances furent massacrés par les troupes de l’autocratie. S’ensuivirent de nombreuses manifestations ouvrières et paysannes et des assemblées de tous les milieux de la société russe pour réclamer des libertés politiques et le passage à une monarchie constitutionnelle. Ce qui conduisit à quelques insuffisantes réformes, comme la création d’une Douma à Saint-Pétersbourg, – faisant pratiquement office de parlement national – et de soviets, assemblées de délégués élus dans différentes catégories socioprofessionnelles.

La participation de la Russie, Etat le plus pauvre d’Europe, à la Première Guerre mondiale, où elle subit de terribles défaites et perdit quelques centaines de milliers d’hommes, fut fatale au tsar Nicolas II. Il dut abdiquer en février 1917, pour laisser la place à un gouvernement provisoire, nommé par la Douma. Composé de forces politiques hétéroclites, allant des représentants de la noblesse aux milieux de la bourgeoisie commerçante et des propriétaires terriens jusqu’aux socialistes, dans un pays qui n’avait pas d’expérience démocratique, ce gouvernement n’avait aucune autorité et devait faire face à la «concurrence» des soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats, donnant des directives souvent contradictoires.

La paix immédiate
Dans cette situation anarchique, le parti bolchévique, malgré une position très minoritaire, posa le problème de la formation d’un véritable gouvernement révolutionnaire. Avec comme perspective de signer une paix immédiate avec tous les belligérants et d’engager de profondes réformes sociales pour faire passer le pouvoir d’Etat des mains de la noblesse à celles des ouvriers et des paysans pauvres. Des mesures qui répondaient aux aspirations des grandes masses populaires, lasses de la guerre. Avant même de quitter Zurich, en avril 1917, Lénine avait exprimé des sentiments de «méfiance absolue» envers le gouvernement provisoire et son dirigeant Kerenski, membre du Parti socialiste révolutionnaire (SR). Lénine demandait l’armement du prolétariat, des élections immédiates à la Douma de Petrograd, aucun rapprochement avec les autres partis.

Lorsque le gouvernement provisoire assura aux puissances alliées que la Russie continuerait la guerre à leurs côtés, une tempête de protestations s’éleva de toutes parts. En août 1917, a ensuite lieu le putsch militaire du général Kornilov, tentative pour ramener l’ordre en faveur des classes aisées. Celui-ci échoue, mais ébranle encore davantage l’autorité du gouvernement alors que celle des bolcheviks se renforce.

Une révolution qui se voulait de portée universelle
Les forces révolutionnaires passent à l’action le 25 octobre (7 novembre selon le calendrier actuel) et occupent les points clés de Petrograd, arrêtant ou mettant en fuite les membres du gouvernement provisoire. L’après-midi, Lénine proclame le triomphe de la «Révolution des ouvriers et des paysans». Le soir, le deuxième congrès pan-russe des soviets décrète le transfert de tout le pouvoir aux soviets des ouvriers, paysans et soldats de toute la Russie. Le 26 octobre au soir, le congrès adopte les décrets sur la paix (proposant aux puissances centrales de mettre inconditionnellement fin à l’état de belligérance) et sur la terre (réforme agraire et distribution de terres aux paysans pauvres). Il approuve aussi la composition du Conseil des commissaires du peuple, nom donné au nouveau gouvernement révolutionnaire.

Il faut souligner que la révolution se voulait d’une portée universelle et se considérait comme la première rupture de la chaîne des pays capitalistes et impérialistes. A part le mouvement spartakiste allemand, elle eût d’importantes répercussions dans plusieurs pays européens, qui débouchèrent, par exemple, sur la formation d’une république dite des Conseils, en Hongrie en 1919, et dans plusieurs pays sur des luttes ouvrières revendicatives élargies, comme l’Italie du nord où se développèrent d’importants mouvements de grève et d’occupation d’usine. Même en Suisse eut lieu la seule grève générale, en 1918, un an après la révolution d’Octobre.

Pour les bolchéviques, il s’agissait «de faire cesser le plus rapidement possible le massacre honteux et criminel qui est en train de détruire l’Europe, [et] en second lieu aider la classe ouvrière de tous les pays, par tous les moyens dont nous disposons, à renverser la domination du Capital et à s’emparer du pouvoir d’Etat dans l’intérêt d’une paix démocratique et d’une transformation socialiste de l’Europe et de l’humanité tout entière» (1).

De lourdes concessions
C’est sur ce fondement que les dirigeants soviétiques engagèrent des négociations de paix, fin décembre 1917 à Brest-Litovsk. La tactique était de prolonger les pourparlers, ce qui devait permettre à la révolution d’éclater en Allemagne, avant que le gouvernement soviétique ne soit obligé de prendre des décisions critiques. Mais les choses ne se déroulèrent pas ainsi et le pouvoir bolchévique fut confronté à l’alternative de devoir accepter les très lourdes concessions demandées par les Allemands ou de reprendre la guerre. Lénine – presque seul – mit tout en œuvre pour convaincre ses compagnons de céder même aux exigences plus dures que les Allemands posèrent. La Russie dut ainsi abandonner de vastes territoires et un potentiel économique immense. Mais le pouvoir soviétique pouvait subsister.

Grâce à cette politique, qui améliora les relations avec l’Allemagne, le jeune pouvoir soviétique ne dut pas combattre sur deux fronts à la fois, lorsque les puissances alliées, malgré une attitude soviétique conciliante, prouvèrent leur détermination à détruire le nouveau régime, soutenant les armées dites blanches, dans leur lutte contre le pouvoir rouge. Toutes ces troupes engagèrent une longue et sanglante guerre d’intervention qui dura jusqu’en novembre 1919 et se prolongea en Pologne jusqu’en 1920, et fut bien près d’abattre le pouvoir soviétique. A ces malheurs il fallait ajouter les ravages des famines et des épidémies qui firent 7 millions de victimes entre 1918 et 1920 et auxquelles il faut adjoindre les 5 à 8 millions de victimes qui furent causées par la terrible sécheresse de l’été 1921.

C’est dans cette situation épouvantable, aggravée par les contestations des adversaires internes des bolchéviques, que l’on commença à transformer la Russie, dans la perspective de donner corps au projet d’une société socialiste, jusque-là totalement utopiste.

Sitôt après la victoire de la révolution se posa la question de la composition du pouvoir. Comme cela était envisagé par tous les partis il fallait organiser l’élection d’une Assemblée constituante. Elle eut lieu le 25 novembre 1917 et ses résultats justifièrent les appréhensions des bolcheviks, craignant que le dynamisme révolutionnaire de la population urbaine, qui donnait sa confiance aux bolcheviks et dont l’action avait permis le renversement du précédent pouvoir rejeté par tous, ne trouve pas sa «récompense» en forme de représentation parlementaire, à cause du vote de l’énorme masse paysanne, politiquement inexpérimentée.

Ces résultats – 410 des 700 sièges de l’Assemblée revenaient aux socialistes révolutionnaires, un parti populiste, alors que les bolcheviks n’en avaient que 175, les cadets, seul parti bourgeois, 17 et les mencheviks 16 «firent apparaître comme certain que l’Assemblée constituante servirait de point de ralliement aux adversaires du régime soviétique […] Les bolcheviks férus d’histoire révolutionnaire, n’oubliaient pas le précédent de l’Assemblée constituante française de mai 1848, dont la fonction […] avait été, selon l’expression célèbre de Marx dans le 18 brumaire, de ‘ramener les résultats de la révolution à des normes bourgeoises et d’ouvrir la voie au massacre des ouvriers par Cavaignac’».

Dissolution de la Constituante
Lénine précisa alors clairement la position bolchévique après le scrutin: «On nous propose de convoquer l’Assemblée constituante telle qu’elle a été conçue. Non, Messieurs, merci! (…) Nous avons fait la révolution pour avoir la garantie que l’Assemblée constituante ne serait pas utilisée contre le peuple (…) Quand la classe révolutionnaire mène la lutte contre les classes possédantes qui opposent une résistance, elle doit écraser cette résistance; et nous écraserons la résistance des possédants par tous les moyens qui leur servaient à écraser le prolétariat… On n’en a pas inventé d’autres».

Ce discours ne peut évidemment que choquer aujourd’hui, car il est clair que dans une société où l’on connaît le suffrage universel et une relative liberté de presse et de réunion, on ne peut préconiser une politique pareille. Il n’en reste pas moins que dans nombre de cas, les classes possédantes ont défendu de la manière la plus sanglante ce qu’elles estimaient être leurs biens et que dans la Russie de 1917, le dilemme révolutionnaire était de vaincre ou mourir, quand la réaction bourgeoise et de la noblesse avait décrété la terreur blanche à laquelle les révolutionnaires répondirent par la terreur rouge. Ces derniers n’avaient pas encore conscience des terribles dérives, qui surviendront au temps du stalinisme et même après, que peut causer le rejet des décisions populaires démocratiques, même les plus absurdes.

Cette position rendit irrévocable la rupture entre les bolchéviques et les autres organisations politiques, sauf les SR. de gauche avec lesquels les bolchéviques avaient passé un compromis. Elle a sans doute également contribué à accélérer la fondation de la IIIe Internationale, dite communiste, voulant prendre le relais de la IIe Internationale qui n’avait pas su empêcher le déclenchement de la guerre. Cette IIIe Internationale, voulue par Lénine, voulait être l’état-major de la révolution socialiste mondiale, mais prit en fait, après l’échec des mouvements révolutionnaires dans les autres pays européens, un rôle de défenseur de la forteresse assiégée, c’est-à-dire de l’URSS, seul Etat socialiste du monde, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.

(1) Carr Edward Hallet, La révolution bolchévique, tome 3, p.42