Les bolchéviques de l’Europe entière se croisaient en Suisse

Livre • Un ouvrage passionnant d’Alain Campiotti relate des centaines de destins individuels souvent tragiques,
dont beaucoup sont passés par la Suisse, lieu de rassemblement des gauches européennes pourchassées avant 1917.

Les délégués au 2e congrès de la IIIe internationale à Pavlovsk. Parmi eux, Mützenberg et Karl Radek, tous deux passés par la Suisse.

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Disons-le d’emblée, nous sommes là en face d’un livre éblouissant! Avec un petit bémol: ce qui éblouit peut finir par aveugler, et il y a un risque que le lecteur non connaisseur de l’histoire du léninisme et du stalinisme s’y perde un peu. On regrettera aussi que la liste des personnages (qui compte pas moins de 482 entrées) ne comporte pas systématiquement les dates de naissance et de décès …nombre de ces derniers, comme on le verra, se situant certes entre 1936 et 1938!

Mais ce sont là des péchés véniels. Il faut admirer d’abord l’extraordinaire travail de recherche d’Alain Campiotti, qui a puisé dans une abondante bibliographie et dans les archives, ensuite sa manière extrêmement vivante d’en traduire par la plume les résultats. Voici donc un ouvrage historique qui présente de réelles qualités littéraires.

Sur les traces d’un communiste neuchâtelois
Un fil conducteur donne à ce livre son unité: la vie romanesque d’un militant communiste neuchâtelois à la fois trouble et fascinant, Reynold Thiel (1910-1963). L’auteur avait déjà consacré à celui qui était alors un illustre inconnu une série d’articles en 30 épisodes qui firent date dans Le Temps en 2009. Si La Suisse bolchévique est incontestablement un travail historique extrêmement sérieux, l’ouvrage tient à certains égards du roman. Campiotti prête en effet à ses personnages des pensées intimes et des dialogues auxquels il n’a évidemment pas pu avoir accès, mais qui reposent toujours sur des sources tout à fait fiables. Quelques rares épisodes sont même inventés. Ainsi, Lénine a-t-il pu voir Annemarie Schwarzenbach (que l’on retrouvera plus tard à Moscou lors du Congrès des écrivains de 1936) et sa très autoritaire mère née Bismarck passer à cheval sur les hauts de Zurich? Une fiction certes, mais qui ne contredit pas frontalement la vérité historique. C’est de l’ordre du possible: du mentir vrai, comme dirait Louis Aragon. On le retrouve d’ailleurs dans le livre, cet écrivain – qui fut à la fois un génie et le chantre obséquieux de Staline et du Guépéou assassin – au milieu d’une kyrielle d’autres auteurs littéraires et d’artistes, notamment dadaïstes et surréalistes (Marcel Duchamp, Picabia, André Breton…), ou acteurs de l’avant-garde artistique new-yorkaise.

L’ouvrage suit un parcours plus ou moins chronologique, avec des retours en arrière. Il procède aussi, d’un chapitre à l’autre, par associations d’idées, ou plutôt de personnages. Ainsi, par exemple, la publication de l’iconoclaste Retour de l’URSS d’André Gide (1936) amène à la visite de l’écrivain à Lausanne, où il fut reçu en 1933 par les Bellettriens – dont un certain André Muret, qui allait devenir pour un temps son secrétaire – à l’occasion de la mise en scène des Caves du Vatican. Quel rapport, dira-t-on, avec le bolchévisme? Le fait que nombre de ces écrivains et artistes flirtèrent avec le communisme, s’y engagèrent pour certains entièrement, et le quittèrent parfois avec fracas …ou même tournèrent casaque, comme le Dr Georges Montandon, admirateur des Soviets devenu sous l’Occupation l’immonde théoricien du racisme «biologique» antisémite.

Avant la Première Guerre mondiale, la Suisse relativement libre et peu policière (toutes comparaisons gardées avec les autres Etats d’Europe) fut véritablement le lieu de rassemblement des gauches européennes pourchassées, et surtout des Russes: bolchéviques, mais aussi menchéviques, socialistes-révolutionnaires se rattachant à la tradition anarchiste. On va donc croiser Vladimir Ilitch bien sûr, mais aussi Trotski, Zinoviev, Radek, Boukharine et tant d’autres grandes figures de la Révolution d’octobre. Mentionnons le beau portrait d’Inessa Armand, militante communiste et féministe, mais aussi grande amoureuse de Lénine condamnée à vivre avec lui et Nadedja Kroupskaïa, l’épouse légitime, dans une sorte de ménage à trois. Autre personnage fascinant: Willi Münzenberg, le génial organisateur de la propagande du Komintern, avant qu’il ne s’éloigne de Staline, et que l’on retrouvera «suicidé» en 1940 alors qu’il fuyait l’avance de la Wehrmacht en France.

Des pages émouvantes sur les purges staliniennes
La Suisse joue donc un rôle central dans ce livre, avant 1914, mais aussi pendant l’entre-deux-guerres, avec le procès Conradi, l’assassinat à Pully en 1937 d’Ignace Reiss qui, dégoûté par les sanglantes purges staliniennes, s’apprêtait à rejoindre Trotski, et plus tard encore avec la construction par Thiel, dans les années 1950, de sociétés financières opaques destinées à financer les partis communistes, ou à assurer des importations de produits sensibles vers les pays de l’Est. Cependant le lecteur est aussi entraîné dans la guerre d’Espagne (dont les combattants communistes des Brigades internationales connaîtront un sort tragique lors des procès de Budapest et de Prague autour de 1950), en Allemagne à la veille du nazisme et sous le régime hitlérien, à Paris devenue «capitale de l’émigration allemande», et surtout en Russie où les bolchéviques sont désormais au pouvoir.

Sans opérer de règlements de comptes politiques (on sent au contraire chez lui une empathie et une fascination envers les grandes figures du bolchévisme), Alain Campiotti ne cache pas le rôle personnel de Lénine dans l’instauration de la Terreur rouge. Mais les pages les plus tragiques – souvent très émouvantes – sont celles qui sont consacrées aux terribles années 1936-1938, celles de la Grande Purge stalinienne: presque tous ces personnages dont le lecteur a fait connaissance en Suisse, et auxquels souvent il a pu s’attacher, ces grands compagnons de Lénine, sont impitoyablement liquidés dans les caves de la Loubianka, au terme de procès monstrueux où, brisés par la torture, ils ont récité d’une voix monocorde la liste de leurs «crimes» au service de l’impérialisme et du trotskisme.

Des immenses espoirs brisés
Ce que raconte ce livre, c’est au fond une immense tragédie: celle de femmes et d’hommes pleins d’espoir en un monde meilleur, un avenir radieux de l’humanité, qui se voient finalement brisés par un régime stalinien terroriste et criminel, après avoir souvent participé eux-mêmes aux exactions de celui-ci. Quant à Reynold Thiel, ce brave petit soldat du communisme, par ailleurs non dénué d’un courage qui force parfois l’admiration, il mourra lui-même «bêtement» dans la catastrophe aérienne de la Swissair, le 4 septembre 1963 à Dürrenäsch…
Il faut absolument lire ce livre qui tient en haleine, comme un polar politico-historique dans le meilleur sens du terme.

Alain Campiotti, La Suisse bolchévique, Vevey, Edition de l’Aire, 2017, 603 p.