«Octobre a structuré toute l’histoire du 20e siècle»

Interview • Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, Jean-François Fayet revient sur les événements de 1917, leur interprétation par les historiens, et leur impact à différents niveaux.

«La révolution provoque immédiatement une transformation radicale et la mise en place d’un nouvel ordre politique, économique et social», explique Jean-François Fayet.

L’histoire de la révolution d’octobre 1917 fait-elle l’objet d’un consensus entre historiens?
Jean-François Fayet Longtemps, le débat a opposé les partisans du régime, selon lesquels la révolution d’Octobre est l’aboutissement logique du mouvement de libération des masses initié au XIXe siècle et parachevé par les bolcheviks, à l’école dite libérale, pour qui Octobre n’est qu’un putsch imposé par un petit groupe de fanatiques sans lien dans la société. Mais depuis les années 1970 un troisième courant, incarné notamment par Marc Ferro, souligne le paradoxe d’Octobre qui fut à la fois un mouvement de masse et un coup d’Etat. Car Octobre fut la rencontre momentanée entre une prise de pouvoir politique minutieusement préparée par un petit groupe et une vaste révolution sociale.

En réalité il faut parler de quatre révolutions. Celle des paysans: les jacqueries de l’été 1917 pour le partage des terres, celle des soldats pour la démocratisation de l’armée, celle du monde ouvrier pour l’autogestion et celle des nationalités qui profitent des difficultés pour prendre leur indépendance. Chacun de ces mouvements a contribué, avec ses ressorts spécifiques, à la décomposition des institutions en place de février à octobre.

Les bolcheviks brandissent le slogan «tout le pouvoir aux soviets». Qui sont les membres des soviets, quel est le rôle réel des soviets durant et après la révolution?
Après la Révolution de février la forme du nouveau régime demeure incertaine. Comme lors de la révolution de 1905, des soviets, c’est-à-dire des conseils élus de députés d’ouvriers, de paysans, de soldats et de marins, sont apparus spontanément. Le Soviet de Petrograd, qui prétend fédérer les différents soviets locaux et les comités d’usines, réunit les délégués des partis: les socialistes révolutionnaires (SR), héritiers des populistes, les deux composantes de la social-démocratie russe – mencheviks et bolcheviks – mais aussi des anarchistes et des syndicalistes. Si l’exécutif est confié à un gouvernement provisoire composé des membres libéraux de l’ancienne Douma, son action est placée sous le contrôle du Soviet de Petrograd. C’est pourquoi l’on parle de double pouvoir. Seuls les bolcheviks, alors très minoritaires, annoncent leur volonté d’entamer immédiatement la révolution socialiste.

Pourquoi les bolcheviks, qui étaient minoritaires en février, l’emportent-ils en octobre?

Car les trois gouvernements provisoires qui se succèdent de février à octobre 1917 ne parviennent pas à répondre aux problèmes hérités de l’ancien régime. De leur côté, les bolcheviks qui ont refusé de partager la responsabilité du pouvoir capitalisent le mécontentement populaire. «Paix immédiate», «Partage des terres», «Opposition irréductible au gouvernement» et «tous le pouvoir au Soviet», tels sont les mots d’ordre formulés par Lénine dans ses Thèses d’avril.
La répression qui suit les manifestations de juillet contraint un temps les bolcheviks à la clandestinité.

Mais lorsqu’en août le commandant en chef de l’armée, le général Kornilov tente un putsch, ce sont leurs milices qui organisent la résistance de la capitale à l’appel de Kerenski, le chef du gouvernement provisoire. En septembre, les bolcheviks, qui comptent désormais plus d’un quart de million de membres, gagnent les élections dans la plupart des soviets locaux et les comités d’usine. En octobre, ils obtiennent la majorité avec leurs alliés, les SR de gauche, au sein du IIe Congrès panrusse des Soviets. A ce moment il n’y a plus double pouvoir, mais vacance du pouvoir.

Le coup d’Etat, qui s’effectue dans la nuit du 24 au 25 octobre (du 6 au 7 novembre selon notre calendrier grégorien) au nom du Comité militaire révolutionnaire de Petrograd dirigé par Trotski, ne rencontre ainsi que peu de résistance.

Quel rôle joue le contexte de guerre sur ces événements?
La guerre fut selon Lénine «le plus beau cadeau fait à la révolution». Tant politiquement qu’économiquement, l’Empire russe était trop fragile pour supporter une guerre longue, nécessitant une mobilisation totale de la société. Après avoir provoqué l’effondrement du régime autocratique, la poursuite de la guerre provoque la perte du gouvernement provisoire de Kerenski qui, dès l’échec de l’offensive galicienne de juillet 1917, n’a plus les moyens de mobiliser le pays. Le contexte de la guerre, une certaine habitude de la violence, n’a pas moins pesé sur la brutalisation de la société: c’est fort de l’expérience du feu et armés de leur fusil, que les soldats-paysans rentrent chez eux pour participer au partage des terres. Puis c’est la guerre civile et le communisme de guerre qui forgent la nouvelle la société.

Quel a été l’impact de la révolution d’Octobre au-delà de la Russie?
C’est en Russie qu’a triomphé, par un concours de circonstances inattendu, un phénomène mondial. Car pour les bolcheviks, la victoire complète de la révolution socialiste est inimaginable si elle ne gagne pas l’Europe industrialisée. La fondation de l’Internationale communiste, en mars 1919, est ainsi un appel à l’extension territoriale de la révolution comme cela semble être le cas en Allemagne (insurrection spartakiste), en Hongrie (République des conseils) et en Italie (biennale rouge). C’est en raison de cette ambition internationaliste, que la révolution russe suscite l’hostilité immédiate de ses voisins et des puissances occidentales: boycott diplomatique du régime et engagement direct puis indirect dans la guerre civile.

Dans quelle mesure les bolchéviks tentent-ils et parviennent-ils à concrétiser leurs idéaux émancipateurs et ceux de la révolution dans les années qui suivent? A quelle réalité se confrontent-ils?

Les mesures adoptées par le nouveau pouvoir soviétique au lendemain du coup d’Etat (le décret sur la paix, l’abolition des grandes propriétés foncières, l’instauration du contrôle ouvrier et la déclaration des droits des peuples de Russie à disposer d’eux-mêmes) correspondaient aux attentes de la majorité de la population. Mais dès 1918, le pays plonge dans la guerre civile, entraînant la militarisation de la société, l’étatisation de l’économie et le recours à la terreur rouge. Au terme de la guerre civile, le pays des Soviets n’est déjà plus qu’un slogan, le paravent de la dictature d’un Parti. L’Union des Républiques socialistes soviétiques (URSS) qui se constitue en 1922 avec la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, compte aussi le Caucase annexé par l’Armée rouge. Avec la paysannerie le malentendu sera résorbé dans le cadre du dramatique épisode de la collectivisation des terres du Grand tournant stalinien de 1929-1932.

Quels changements concrets la révolution a-t-elle amené pour la population russe?
La Révolution russe provoque immédiatement une transformation radicale de toutes les structures préexistantes, et la mise en place d’un nouvel ordre politique, économique et social. Une rupture générale qui embrasse aussi l’éducation, l’art et progressivement chaque aspect du quotidien.

La question de la dérive autoritaire du bolchévisme a souvent été abordée. Dans quelle mesure les circonstances expliquent-elles cette dérive?
La confiscation du pouvoir par les bolcheviks s’effectue dès l’hiver 1917/1918 avec la fondation de la police politique, la dissolution de l’Assemblée constituante, la suppression de la liberté de la presse et l’interdiction progressive de toutes les forces politiques. Les circonstances, celles de la guerre civile et des interventions étrangères, ainsi que l’isolement de la République soviétique sur la scène internationale, ont certes pesé sur cette dérive, comme d’ailleurs l’absence de tradition démocratique en Russie. Mais de nombreux révolutionnaires marxistes, pensons à Rosa Luxembourg, avaient dénoncé dès 1904, et plus encore en 1918, les conceptions autoritaires de Lénine.

La révolution russe est considérée comme un événement historique majeur du 20e siècle. Pourquoi?
Octobre est le point de départ d’un mouvement dont les suites ont structuré toute l’histoire du 20e siècle, et sur tous les continents. La division du monde entre communistes et anticommunistes constitue l’une des grilles de lecture les plus pertinentes de cette histoire. Y compris dans les pays n’ayant eu que peu de contacts avec le communisme, comme la Suisse.

Que reste-t-il aujourd’hui des idéaux émancipateurs portés par la révolution? L’échec de l’URSS a-t-il discrédité l’idéal communiste?
L’étude désormais bien documentée du caractère répressif du régime pèse sans conteste sur l’image du communisme, du moins dans sa forme contemporaine. Mais avec l’accroissement sans précédent des inégalités dans le cadre de la mondialisation la question sociale se pose à nouveau.

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Jean-François Fayet a récemment publié:

Le spectacle de la révolution. Histoire de la culture visuelle des commémorations d’Octobre, en URSS et ailleurs, avec Gianni Haver, Emilia Koustova, Valérie Gorin, Lausanne, Antipodes, 2017

Et 1917 devient révolution, Catalogue de l’exposition, Paris, Le Seuil, 2017, ouvrage collectif.