Chroniques sociales d’institutions américaines

Cinéma • Dans un service de santé, au cœur d’un centre d’action sociale et jusque dans les couloirs de la troisième plus grande bibliothèque au monde, sujet de son dernier film «Ex Libris», à voir sur les écrans dès la fin novembre, le cinéaste Frédérick Wiseman explore et interroge la mise en scène et en forme du quotidien à travers des communautés humaines.

Pour Wiseman, «la bibliothèque reste un idéal d’inclusion, de démocratie et de liberté d’expression». Sa dernière réalisation, «Ex libris», voyage en zigzag au cœur de la Bibliothèque publique de New York.

La filmographie de Frederick Wiseman débute en 1967 avec Titicut Follies, sur la psychiatrie pénitentiaire et la vie dans un hôpital pour aliénés criminels de Bridgewater (Massachusetts). Un film qui peut être vu à l’aune d’années de contestation notamment de l’ordre psy et social, du conflit vietnamien et d’intenses agitations raciales. «A partir de Titicut Follies, je n’ai plus cessé de faire, grâce au cinéma, la découverte du drame intense de chaque journée de la vie de chaque homme. C’est une part décisive de la contribution du surréalisme que de nous y avoir sensibilisés. Quand vous avez la possibilité (…) de faire de longs séjours dans différents lieux avec toutes sortes de gens et de groupes différents, chacune de ces expériences vous invite à sentir le drame de la vie quotidienne», écrit le réalisateur.

Né en 1930, ce fils d’avocat aux côtés des immigrés infortunés fut d’abord professeur de droit. On peut d’ailleurs comparer son approche de cinéaste à celle d’un juriste qui rassemble avec une émotion minimale les témoignages nécessaires notamment à une instruction. Fuyant les idées préconçues, les postulats sociologiques et politiques préalables, il tend à traduire, par le montage, la logique et une forme continuité entre les scènes filmées en s’immergeant au sein d’institutions essentiellement américaines (hôpitaux, écoles, parcs zoologiques…), mais avec des incursions en France et en Angleterre.

Scènes de la parole

Des études universitaires lui insufflent un élan pour la poésie et la littérature traduisant pour lui «la beauté formelle et l’ambiguïté du langage». A 87 ans, il est toujours un inconditionnel de Ionesco et surtout de Samuel Beckett, «à la fois très abstrait et réaliste», dont l’écoute du silence parfois mélancolique a influencé nombre de ses films. Sans doute imprégné de l’absurde de l’humaine condition mise en avant par le dramaturge irlandais, le réalisateur reconnaît n’être «pas le premier à noter que dans la vie quotidienne, il y a des scènes magnifiques, que seuls les écrivains de premier ordre (Hermann Melville, Henry James, Philip Roth, Patrick Modiano) sont capables d’écrire. D’où un sens du montage s’axant sur des canevas littéraires».

Diffusé en 1975 lors de la chute de Saïgon, Welfare est le premier succès public du réalisateur. Toujours avec une équipe de tournage en 35 mm (ici noir blanc), où il est preneur de son en compagnie d’un cameraman et d’un assistant, Wiseman fait découvrir un centre d’action sociale et ses employés à l’affût de preuves du dénuement de leurs interlocuteurs (chômeurs, détenus libérés, alcooliques…) A l’écran, une suite de quiproquos entre une administration patiente et serviable corsetée par des procédures et règlements et des précaires déshérités qui tentent de tirer à leur avantage des dossiers parfois douteux. Le film laisse une temporalité longue au regard et à la réflexion.

Bibliothèque-Mondes
Comme à son habitude, sans voix off, ni commentaire ou interviews, son ultime réalisation, Ex libris, voyage en zigzag au cœur de la Bibliothèque publique de New York (NYPL) et quelques-unes de ses 92 succursales. Ou le portrait d’une institution sommée de se réinventer au quotidien. C’est aussi un regard sensible et plein d’acuité sur ses concitoyens, une vision de l’Amérique tout entière. Pour Wiseman, «la bibliothèque reste un idéal d’inclusion, de démocratie et de liberté d’expression.» Ce, malgré les ravages en termes d’emplois dus à l’Intelligence artificielle, l’ubérisation de l’économie, l’évasion fiscale érigée en système par les géants du web notamment et la dette publique abyssale, qui menacent les fondements mêmes du lien social.

Oscillant entre subventions publiques et dotations privées (le gotha du New Jersey et ses visées philanthropiques), l’institution est voisine de la Trump World Tower, symbole d’acculturation, de violence, de racisme et de croyance en un Dieu instrumentalisé, dont le film se dessine comme l’exact contrepoint. La NYPL se traduit par le community building, l’ouverture au multiculturalisme, l’accueil de tous sans cartes d’identités, le questionnement du passé esclavagiste de l’Amérique présenté de manière controversée dans des manuels scolaires.

On assiste notamment aux réunions du directeur de l’institution avec ses collaborateurs. Semblant tout droit sorti d’une série TV, Anthony Marx oscille entre narration épique (les missions de la bibliothèque) et conviction intime. Ce personnage charismatique semble avoir trouvé en Wiseman un cinéaste à la neutralité proche parfois d’une vision décalée du corporate branding (image d’une marque institutionnelle) pour les meetings de l’équipe dirigeante. On y échange sur le budget, l’approche pour les publics sans-abris ou l’acquisition d’e-books sous licence pour un catalogue incluant des œuvres peu connues plutôt que les best-sellers.

Lieux sanctuaires et rythmes
«Les bibliothèques sont des havres de liberté. Des refuges propres et secs dans un monde livré aux intempéries», pose l’écrivain new yorkais de polar Larry Beinhardt. En témoigne un Afro-américain d’âge mûr dans une succursale de Harlem, affirmant que la bibliothèque lui a permis de lire et réaliser des scénarios. Voici l’image volontariste d’un pays qui se pense et tente de s’interroger au fil d’une conscience historique critique sous la bannière d’un engagement social voulu efficace.

«Le film est choral dans le sens où il recourt à des voix plurielles. Dans la construction scénaristique, il faut être attentif à la création du rythme général du film et à la nécessité de rythmes internes à chaque séquence et de ceux propres à ce qui lie les épisodes entre eux», relève le cinéaste. Wiseman compose son long-métrage telle une mosaïque avec un versant littéral (mots et attitudes des gens filmés) et un volet abstrait (les idées suggérées et débattues), cherchant les interconnexions entre ces deux pôles. Pour finir par subsumer, de manière allusive, tout son cinéma par le propos d’un conférencier: «Quand on marche dans la rue, tout, dans le monde matériel, peut prendre place dans l’espace de la réflexion. Et à chaque étape de cette réflexion, quand le regard se dédie à tel réverbère ou à telle porte, vous recréez la manière dont ils ont été créés. Vous parcourez la série d’actions qui les ont fait advenir.»

Ex libris, à voir dès le 29 novembre dans les salles.