Protection ou opération de communication?

Migrations • Le groupe de contact pour la Méditerranée centrale s’est réuni à Berne le 13 novembre. Simonetta Sommaruga a insisté sur la protection des migrants, mais les associations dénoncent un discours qui vise à masquer la politique sécuritaire de la Suisse.

"La dissolution en automne 2014 de l’opération italienne de sauvetage Mare Nostrum - accusée d’être un facteur d’attraction pour les migrants – n’a pas mené à moins de traversées, mais seulement à plus de morts", constate Charles Heller.

Le 13 novembre dernier, la Suisse a accueilli à Berne la troisième rencontre ministérielle du «Groupe de contact pour la Méditerranée centrale», qui devait permettre aux Etats invités «d’échanger des informations et de coordonner leurs actions» en ce qui concerne la route migratoire de la Méditerranée centrale. Ce groupe de contact, créé à l’initiative du Ministre de l’intérieur italien Marco Minniti, s’était déjà réuni deux fois cette année, à Rome le 20 mars et à Tunis le 24 juillet. Lors de ces différentes réunions, les participants s’étaient mis d’accord pour poursuivre trois priorités: le renforcement des capacités des garde-côtes libyens, la protection des migrants en Libye, et le contrôle des frontières au sud de la Libye.

A Berne, 13 pays européens et africains étaient représentés, ainsi que le Commissaire européen aux Migrations et Affaires intérieures, le Service européen pour l’action extérieure, l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), le HCR et le CICR. Une «contre-conférence de presse» était organisée le même jour par Solidarité sans frontières et Alarm Phone Suisse (association qui reçoit des appels de détresse et contacte les gardes-côtes et navires de sauvetage pour que les personnes soient secourues), pour apporter un autre regard sur la question. Caroline Abu-Sada, directrice de SOS Méditerranée Suisse ainsi que Charles Heller, chercheur de l’Université de Goldsmiths à Londres et spécialiste de la migration, y participaient également.

Externalisation des frontières et criminalisation des ONG
Ces discussions ministérielles ont lieu dans un contexte bien particulier. Suite à l’accord UE-Turquie de 2015 visant à empêcher les migrants d’arriver en Europe par la Méditerranée orientale, les Etats européens se démènent pour fermer coûte que coûte la voie de la Méditerranée centrale (route de la Libye), qui est à l’heure actuelle le passage principal de l’Afrique à l’Europe. L’idée est la même que celle qui sous-tend toute la politique migratoire européenne depuis le début des années 2000: «Externaliser» les frontières européennes, c’est-à-dire inciter les Etats africains à renforcer le contrôle de leurs frontières et ainsi à contenir eux-mêmes les mouvements migratoires à destination de l’Europe.

Selon Charles Heller, cette politique de renforcement des frontières ne décourage pourtant par les migrants de poursuivre leur parcours, mais les pousse vers des chemins plus dangereux: «Il est important de se souvenir que la dissolution en automne 2014 de l’opération italienne de sauvetage Mare Nostrum – accusée d’être un facteur d’attraction pour les migrants – n’a pas mené à moins de traversées, mais seulement à plus de morts. C’est face à cette hécatombe que depuis début 2015, nombre d’ONG ont déployé leurs bateaux de sauvetage en Méditerranée centrale pour remplir le vide mortel laissé par les Etats». Des ONG qui sont aujourd’hui criminalisées, accusées par les Etats européens d’aide à l’immigration clandestine et de collusion avec les passeurs.

Soutien suisse aux garde-côtes libyens

Cette accusation, surprenante et sans fondement, vise peut-être à occulter une autre collaboration, bien réelle celle-ci: celle des Etats européens avec les garde-côtes libyens, c’est-à-dire avec des milices parties prenantes d’une guerre civile, qui empêchent les migrants de quitter le territoire libyen en les emprisonnant dans des centres de détention dont les conditions inhumaines sont désormais bien connues et documentées. «Renvoyer des personnes dans un contexte où elles vont être exposées à des traitements dégradants et inhumains, à la torture et aux violences sexuelles constitue en soi une violation des droits humains», a affirmé Caroline Abu Sada, directrice de SOS Méditerranée Suisse.

Concernant l’implication exacte de la Suisse dans cette collaboration, on sait qu’un million de francs a été libéré par le Conseil fédéral pour offrir aux garde-côtes libyens du matériel et des formations et pour construire des «camps d’accueil» dans quatre ports. Une interpellation parlementaire du Groupe des Verts demandant plus de détails sur la destination de cet argent et son suivi a été déposée le 29 septembre mais n’a pas encore été traitée par le Conseil national.

Protection ou «vernis humanitaire»?
De la rencontre du groupe de contact, les médias suisses ont surtout retenu la volonté de Simonetta Sommaruga de «protéger les migrants». Il s’agit en effet de l’un des trois axes discutés par le groupe et c’est celui que la ministre de la Justice a constamment mis en avant dans sa campagne de communication.

A l’issue de la conférence ministérielle, les mesures envisagées sont «l’amélioration des conditions dans les centres où des migrants sont détenus en Libye, la recherche d’alternatives à la détention, le soutien au retour volontaire et la réintégration des migrants dans les pays d’origine, le renforcement des structures d’asile et de protection le long de la route migratoire, l’amélioration de la prévention du trafic de migrants et la lutte contre la traite des êtres humains». Il s’agit également de «s’attaquer aux causes profondes des problèmes, en créant des opportunités dans les pays d’origine des migrants», précise le communiqué diffusé par le Conseil fédéral.

Pour Charles Heller, ces mesures ne sont cependant «qu’un vernis humanitaire, qui cache une politique sécuritaire visant à contenir les mouvements des migrants». Sophie Guignard, coprésidente de Solidarité sans frontières, partage cet avis: «Avec l’argument de la ‘protection’, les autorités essaient de redorer le blason d’une politique migratoire qui n’est tout simplement plus acceptable. Ce qu’il faut aujourd’hui, ce sont des passages sûrs et des voies légales de migration, ainsi que l’arrêt immédiat et total du soutien financier, institutionnel et matériel aux garde-côtes libyens».