Une paix encore trop fragile

Colombie • Le 24 novembre 2016, un accord de paix était signé entre le gouvernement et la guérilla des FARC. Un an plus tard, les inquiétudes se multiplient quant à sa mise en œuvre, dans un climat de tension certain.

«Nous sommes des millions à vouloir la paix, mais l’Etat doit maintenant s’atteler à la mettre en œuvre», commente Aida Avella, présidente de l’Union patriotique (photo: Agencia Prensa rural)

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Le 15 novembre, le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les questions politiques évoquait, suite à une visite en Colombie, «une sensation de croissante préoccupation pour l’évolution du processus de paix dans les derniers mois». Du côté de la gauche colombienne et des mouvements sociaux, les critiques sont également multiples depuis un an. «L’implémentation du processus de paix est très lente, à commencer par des choses très simples comme la construction des zones d’habitat où les FARC doivent préparer leur retour à la vie civile. J’en ai visité plusieurs et elles ne sont que partiellement construites, n’ont pas d’eau, de lumière. Et certaines sont directement menacées par des groupes paramilitaires», confie Aida Avella, présidente de l’Union patriotique, parti issu d’une première démobilisation des FARC en 1985 et qui avait vu près de 5000 de ses membres assassinés. D’une façon générale elle estime que «les FARC ont mieux tenu leurs engagements que le gouvernement».

Si les préoccupations sont nombreuses, dernièrement, ce sont en particulier différentes décisions de la Cour constitutionnelle et du parlement concernant le dispositif de justice transitionnelle (justice spéciale pour la paix) qui ont suscité l’inquiétude de la gauche et des défenseurs des victimes. Au point que Timochenko, ancien leader des FARC devenu candidat à la présidentielle de 2018, a fait part publiquement de sa préoccupation auprès de la présidence de la République, des Nations Unies et de la Cour pénale internationale.

«Une partie de la bourgeoisie veut que l’impunité demeure»
La justice spéciale pour la paix (JEP) constitue l’un des éléments centraux de l’accord de paix. Elle prévoit que toutes les parties au conflit, soit les guérilleros, mais aussi les militaires et les civils impliqués, s’engagent à révéler la vérité sur leurs crimes et à les admettre, leur permettant ainsi de bénéficier de peines alternatives, et jusqu’à 20 ans de prison s’ils n’admettent pas leurs crimes et sont déclarés coupables. Avant d’être mise en œuvre, elle doit être adoptée par la Cour constitutionnelle et une loi d’application doit être élaborée par le parlement.

Or, la semaine dernière, la Cour constitutionnelle a décidé d’exclure les fonctionnaires civils ainsi que les «tiers impliqués» de l’obligation de se soumettre à cette justice spéciale. «Il peut s’agir de gouverneurs locaux, ou de grands propriétaires terriens impliqués dans le conflit, par exemple dans le financement du paramilitarisme», détaille un observateur aguerri de la situation, qui souhaite garder l’anonymat. Le parlement a quant à lui tenté -sans succès – d’y inclure les politiciens déjà condamnés pour liens avec le paramilitarisme, ce qui leur aurait permis de bénéficier d’une forme d’amnistie. Il a également décidé d’interdire aux juristes qui auraient défendu des victimes ou l’Etat auprès de tribunaux nationaux ou internationaux pour des faits s’étant déroulés durant les 5 dernières années du conflit de siéger comme magistrats dans cette nouvelle juridiction, excluant de fait nombre de défenseurs des droits humains.

«Le parlement n’est pas censé introduire de telles modifications», souligne notre observateur, qui estime que l’ensemble de ces décisions (qui ne sont pas nécessairement toutes définitives) sont révélatrices des pressions politiques générales sur le processus: «Une partie de la bourgeoisie colombienne impliquée dans le conflit ne veut pas que tout le monde aille parler devant cette justice spéciale. Elle souhaite que demeure l’impunité, alors que la JEP a justement été mise en place pour y mettre fin et sachant que la justice normale laisse 90% de crimes impunis».

Aida Avella s’inquiète avant tout pour les victimes: «Tous les acteurs impliqués dans la guerre s’étaient engagés à aller dire la vérité. Les victimes doivent savoir pourquoi leurs enfants ont été tués, qui l’a orchestré. Et je ne parle pas que du passé, mais aussi de l’assassinat de plus de 120 leaders sociaux cette année», s’insurge-elle. De fait, depuis la signature de la paix, Amnesty International dénonce une augmentation des meurtres et attaques de défenseurs de droits humains, en particulier de leaders communautaires et de personnes actives dans la défense de la terre, de l’environnement ou de la paix. «Nombre d’entre eux sont susceptibles d’avoir été tués en raison de leur engagement. Dénoncer les abus semble être perçu comme une menace par certains intérêts politiques et économiques locaux et par différents groupes armés, y compris des paramilitaires», écrit l’organisation.

«Le gouvernement doit tenir ses engagements»
Depuis une année, certaines avancées ont bien été réalisées, comme le désarmement et la création d’un parti par les FARC ou la reconnaissance de leur droit à entrer en politique. Le nombre de morts directement liés au conflit armé a également diminué. Mais les accrocs semblent s’accumuler. Il y a quelques semaines, l’assassinat de 6 paysans manifestant contre la destruction de leurs cultures de coca avait également défrayé la chronique. «L’accord de paix prévoit l’accompagnement des paysans dans le passage à d’autres cultures. Or, les militaires et la police continuent à pratiquer une politique d’arrachage de force sans alternative, mettant les paysans dans une situation impossible», dénonce Aida Avella, qui estime que le gouvernement doit tenir ses engagements en la matière, tout comme reprendre le contrôle de ces régions convoitées par les groupes paramilitaires, afin de protéger la population.

«On n’a pas l’impression qu’il y ait une politique sérieuse de sa part pour mettre en œuvre les décisions prises», résume-t-elle. Et de s’inquiéter des potentielles conséquences: «Si la paix avec les FARC n’est pas correctement implémentée, imaginez-vous comment se sentent les autres groupes en train de négocier, notamment l’ELN ou le Clan du Golfe, groupe paramilitaire qui selon plusieurs médias serait aussi en négociations avec le gouvernement!».

Aida Avella se dit malgré tout «optimiste». «Nous continuons à appuyer la paix, nous sommes des millions à la vouloir, mais l’Etat doit maintenant s’atteler à la mettre en œuvre», conclut-elle, appelant également l’ONU, les pays qui se sont portés garants de l’accord et la Commission chargée du suivi et de la vérification de leur implémentation à faire pression sur celui-ci.

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«Pas de paix sans justice». Table ronde sur la mise en œuvre des accords de paix un an après leur signature. Avec Edgar López, alias Francisco Gonzalez, dirigeant du parti La Farc (Force alternative révolutionnaire commune), Aída Avella, présidente de l’Union patriotique, Bladimir Meneses, du Forum international des victimes, Marcela Martinez, sociologue colombienne, David Payot, Municipal Lausanne. Animé par Juliette Müller, journaliste Gauchebdo. Suivi d’un concert du groupe El Cabildo «pacific sound»
Vendredi 24 novembre à 19h à la Frat’ Place Arlaud 2, Lausanne